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vrir un peu de lumière, un peu plus de vérité ; ce sont eux qui envoient à l’échafaud ou au bagne tous ceux qui se lèvent contre l’oppression et tentent de conquérir pour le peuple un peu plus de justice ; ce sont eux qui emplissent les prisons d’une foule de déshérités de la vie, lesquels, même quand ils ont fait le mal, y ont été poussés, et souvent contraints par ce régime social qui les frappe pour sa défense.

Eux, les juges, en se donnant comme les ministres de la justice, arrivent à faire supporter et accepter un état de choses que la pure violence de la soldatesque serait impuissante à maintenir ; et, en se couvrant d’une indépendance mensongère vis-à-vis des autres organes du gouvernement et d’une incorruptibilité plus mensongère encore, ils se font les instruments dociles et empressés des haines, des vengeances, des craintes de tous les tyrans, grands et petits. Parmi eux, le fait d’être placé au-dessus des autres, de pouvoir disposer de la vie, de la liberté, des biens de tous ceux qui tombent entre leurs mains et de faire le métier de condamner autrui, produit une dégénérescence morale qui les transforme en une sorte de monstres, sourds à tout sentiment d’humanité, sensibles uniquement à l’horrible volupté de faire souffrir.

Rien de plus naturel que ces juges et cette institution de la « justice » aient été et soient toujours l’objet des attaques de tout homme qui aime la liberté et la véritable justice.

Ajoutons à tout cela la compréhension plus exacte que nous avons aujourd’hui de l’influence de l’hérédité et du milieu social, réduisant au minimum, quand elle ne la détruit pas entièrement, la responsabilité morale individuelle, et la connaissance plus approfondie de la psychologie, qui, bien plus qu’à faire la lumière sur le problème des facteurs qui déterminent l’âme humaine, n’a abouti jusqu’à présent qu’à en montrer l’immense complexité et la difficulté, et on comprendra pourquoi l’on a dit que l’ « homme n’a pas le droit de juger l’homme ».

Nous autres, anarchistes, qui voulons éliminer des relations entre les humains la violence et la contrainte extérieure, nous avons plus raison que tous les autres de protester contre ce droit de « juger », quand juger signifie condamner et châtier quiconque ne veut pas se soumettre à la loi faite par les dominateurs.



Mais juger veut dire aussi exprimer son opinion, formuler son jugement, et ceci n’est rien autre que le simple droit de critiquer, le droit d’exprimer sa pensée propre sur tout et sur tous, ce qui est le premier fondement de la liberté. Nier le droit de juger, dans ce sens du mot, n’est pas seulement nier toute possibilité de progrès, mais aussi nier complètement la vie intellectuelle et morale de l’humanité.

La facilité de tomber dans l’erreur, les immenses difficultés qu’il y a à juger justement, surtout quand il s’agit des motifs moraux d’une action humaine, conseillent d’être prudent dans les jugements, de ne jamais prendre des airs d’infaillibilité, d’être toujours disposé à se corriger, à juger l’acte en s’occupant le moins possible de son auteur ; mais tout cela ne peut contredire en aucune façon le droit de juger, c’est-à-dire de penser et de dire ce qu’on pense. Tel ou tel peut se tromper, être injuste dans son jugement ; mais la liberté de se tromper, la liberté de soutenir l’erreur est inséparable de la liberté de défendre ce qui est vrai et juste : chacun doit avoir la liberté absolue de dire et de proposer ce qu’il veut, à condition de ne pas imposer son opinion par la force et de n’employer d’autres armes pour défendre ses jugements que celle du raisonnement.

Certains camarades, par une confusion due à la double signification du mot « juger », à l’occasion de cer-

tains actes appréciés différemment dans le camp anarchiste, ont cru sortir d’embarras en disant que les anarchistes ne doivent pas juger.

Et pourquoi les anarchistes, qui proclament la liberté complète, devraient-ils être privés du droit élémentaire qu’ils réclament pour tous ? Pourquoi eux qui n’admettent ni dogmes, ni papes, eux qui aspirent à aller toujours de l’avant, devraient-ils renoncer au droit, à la pratique de la critique mutuelle, moyen et garantie de perfectionnement ?

Les anarchistes n’auraient pas le droit de juger ? Mais comment combattraient-ils la société actuelle sans l’avoir jugée mauvaise ? Et prétendre qu’on n’a pas le droit de juger n’est-ce pas déjà un jugement ? N’est-ce juger qui juge ?

Au fond, il ne s’agit de rien autre que d’une hypocrisie, plus ou moins inconsciente, de l’esprit, provoquée et renforcée par cette confusion de langage dont nous avons parlé. Ce qu’il y a en réalité, ce sont des hommes qui dénient le droit de juger à ceux qui ne jugent pas comme eux, et qui se le refusent à eux-mêmes aussi… quand ils ne savent comment juger. — Errico Malatesta.


JURIDICTION n. f. La juridiction est le pouvoir donné à un homme ou à un groupe d’hommes (ou le pouvoir qu’ils s’attribuent) de juger, c’est-à-dire de trancher par une décision obligatoire, par une sentence, les conflits de droits qui peuvent surgir entre les individus. Le juge « dit le droit » d’où le mot latin jurisdictio (dicere jus). A l’origine des Sociétés, nous l’avons vu (voir le mot Droit), les règles de droit se confondent en général avec la loi religieuse et les vieilles traditions familiales ou sociales dont les prêtres sont les gardiens. Au nom de la divinité dont ils prétendent être les représentants, les pontifes s’arrogent le droit de juger. Lorsque le pouvoir civil s’est constitué, les rois et les autocrates, eux aussi représentants de la divinité, se sont emparés du droit de rendre la justice, considéré comme l’une des plus précieuses de leurs prérogatives. Ainsi s’est formée cette idée que le droit de juger constitue l’un des attributs de la souveraineté, et lors même que la souveraineté appartient, non plus à un individu, imposé par la croyance ou la superstition religieuse, mais à la masse populaire, à la nation, c’est toujours au nom de cette souveraineté que la justice est rendue : le jugement est rendu au nom du peuple, et c’est la « volonté du peuple » qui lui donne sa force obligatoire.

Nous n’avons pas à retracer ici l’évolution historique de l’idée de droit ni celle des institutions judiciaires. Il suffit de constater que la notion de ce qu’on appelle aujourd’hui la séparation des pouvoirs (voir ce mot) a un caractère artificiel ne correspondant à aucune réalité historique, ni même à aucune réalité actuelle. Le pouvoir de « faire la loi » et le droit de l’appliquer ont été constamment confondus dans les mêmes mains. Et le pouvoir qui fait la loi est en tous cas celui qui nomme le juge et qui décide de son avancement. Que l’autorité soit exercée au nom du principe divin ou du principe populaire, c’est toujours elle qui, plus ou moins directement, détient le pouvoir de juger.

Le mot juridiction, dans un sens dérivé, désigne les divers corps, les diverses autorités chargés de rendre la justice. C’est ainsi qu’on distinguait autrefois la juridiction royale proprement dite et les juridictions seigneuriales, la juridiction civile et les juridictions ecclésiastiques. L’histoire du Moyen-Age, jusqu’à la Révolution, est en grande partie celle des efforts faits par l’Église pour conserver ou pour conquérir le pouvoir de juger. L’Église romaine, encore aujourd’hui, a conservé ses juridictions, non reconnues par le pouvoir civil, mais dont la légitimité est admise, tout au moins en