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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/544

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JUS
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s’appauvrit ce respect qui est, derrière le fondement de fait de la force, le soutien moral d’une justice dont le prestige et l’influence ont aussi besoin d’auréole.

C’est là une preuve nouvelle que les mœurs l’emportent sur les monuments et que les édifices de coercition s’effritent par la diversité de leurs interventions, l’étendue de leurs attributions, la dispersion de leur compétence. La société moderne contraint la justice à d’incessantes et inattendues initiatives qui sont des désaveux d’elle-même, la jette au désarroi d’une improvisation qui met en relief ses infirmités. Ces imprévus, ces mouvements découverts affectent, en l’animant, sa sévérité marmoréenne et l’atteignent dans sa divinité, qu’elles humanisent ; comme le modernisme et la mondanité — condition de durée du catholicisme — accusent la souplesse des hommes et les sens profus des livres sacrés aux dépens de la grandeur du culte et de sa solidité doctrinaire… Rançon de leur présence multipliée, contrepartie — par la tendance au nivellement, manifeste en sociologie et en religion comme en géologie — d’une tyrannie tentaculaire, d’une immixtion monstrueusement ramifiée !

Mais ces mœurs, aux temps que nous vivons, n’ont pas ébranlé la justice au bénéfice du droit. Ils l’ont seulement tournée — ramenée par d’autres chemins, pourrait-on dire — vers les appétits dont les exigences la déciment. Et ils suppléent aux servitudes juridiques — dans une certaine mesure artificielle, — que leur flot érode, par des servitudes mouvantes qui auront, dans les sociétés mêmes, leur cristallisation. Le « droit » évolué n’est pas l’individu libéré. Les mœurs — celles que nous connaissons — à l’assaut de la « justice » ce n’est pas l’individu libre. Ce n’est pas la barrière brisée, « qui sépare le droit de l’équité ». Où sont les signes avant-coureurs d’une montée certaine de l’individu ! L’esclavage — brutal mais à fleur d’être dans les âges antiques, plus superficiel par la prédominance du physique — ne s’est-il pas étendu et seulement diversifié, mal perfide et comme impalpable dans la vie moderne ? De la surface où il tenait les fibres de l’homme fruste, n’a-t-il pas gagné — avec la gamme folle des « besoins » superflus ou nocifs, les plaisirs prétendus raffinés, les vices latents ou nouveaux que la société favorise, la série sans fin des « conquêtes » scientifiques, les « services » d’un milieu civilisé aux complications incessantes — n’a-t-il pas fait son chemin, avec les siècles, à travers les mentalités, agrippant l’homme jusqu’en sa retraite profonde, ne lui laissant plus rien d’intime et de soi ? Et pouvons-nous — du fumier de la nature aussi des fleurs s’élancent — caresser l’hypothèse d’une personnalité saine et libre s’éveillant parmi cette matière humaine livrée à toutes les décompositions et comme frappée d’aboulie morale ?… Pour l’instant, non seulement un abîme demeure entre une société de rapt et un social d’équité, mais des régrescences bestiales, aiguës aux heures de crise, attestent l’anémie ambiante des conceptions de justice et projettent sur l’écran du sage, les images d’individus féroces et vains, singulièrement grégaires.



La justice apparaît donc, à travers ses plus lointaines concrétisations, comme la justification pour ainsi dire spontanée — puis ensuite savamment codifiée — de la contrainte exercée sur l’individu et comme l’expression de la tyrannie systématisée du groupe. Elle s’incorpore, dès ses rudiments primitifs, à cette structure longtemps hésitante et embryonnaire, et aujourd’hui « pyramidale, centralisée » qui a nom l’État et symbolise, à ses côtés, la vengeance sociétaire. Leur connivence étroite et croissante, elle apparaît dans leur action mêlée, leur appui mutuel constant, leur développement — d’aucuns disent « leur perfectionnement » — parallèle. « L’étude du développement des institutions,

dit Kropotkine, amène forcément à la conclusion que l’État et la Justice — c’est-à-dire le juge, le tribunal institués spécialement pour établir la justice dans la société — sont deux institutions qui non seulement coexistent dans l’histoire, mais sont intimement liées entre elles par des liens de cause et effet. L’institution de juges spécialement désignés pour appliquer les punitions de la loi à ceux qui l’auront violée, amène nécessairement la constitution de l’État. Il a besoin d’un corps qui édicte les lois, de l’uniformité des codes, de l’université pour enseigner l’interprétation et la fabrication des lois, d’un système de geôles et de bourreaux, de la police et d’une armée au service de l’État. »

« En effet, la tribu primitive, toujours communiste, ne connaît pas de juge. Dans le sein de la tribu, entre membres de la même tribu, le vol, l’homicide, les blessures n’existent pas. L’usage suffit pour les empêcher. Mais dans le cas excessivement rare où quelqu’un manquerait aux usages sacrés de la tribu, toute la tribu, intervenant collectivement, le lapiderait ou le brûlerait. Et si un homme d’une autre tribu a blessé un des nôtres, toute notre tribu doit, ou bien tuer le premier venu de cette autre tribu, au bien infliger à n’importe qui de cette autre tribu une blessure absolument du même genre et de la même grandeur. C’était là leur conception de la justice. »

« Plus tard, dans la commune villageoise des premiers siècles de notre ère, les conceptions sur la justice changent. L’idée de vengeance est abandonnée peu à peu (avec beaucoup de lenteur et surtout chez les agriculteurs, mais survivant dans les bandes militaires) et celle de compensation à l’individu ou à la famille lésée se répand. Avec l’apparition de la famille séparée, patriarcale et possédant fortune (en bétail ou en esclaves enlevés à d’autres tribus), la compensation prend de plus en plus le caractère d’évaluation de ce que « vaut » (en possessions) l’homme blessé, lésé de quelque façon, ou tué : tant pour l’esclave, tant pour le paysan, tant pour le chef militaire ou roitelet que telle famille aura perdu. Cette évaluation des hommes constitue l’essence des premiers codes barbares… La commune de village se réunit et elle constate le fait par l’affirmation de six ou douze jurés de chacune des deux parties qui veulent empêcher la vengeance brutale de se produire et préfèrent payer ou accepter une certaine compensation. Les vieux de la commune, ou les bardes qui retiennent la loi (l’évaluation des hommes de différentes classes) dans leurs chants, ou bien des juges invités par la commune, déterminent le taux de la lésion : tant de bétail pour telle blessure ou pour tel meurtre. Pour le vol, c’est simplement la restitution de la chose volée ou de son équivalent, plus une amende payée aux dieux locaux de la commune. »

« Mais, peu à peu, au milieu des migrations et des conquêtes, les communes libres de beaucoup de peuplades sont asservies ; les tribus et les fédérations aux usages différents se mêlent sur un même territoire, il y a les conquérants et les conquis. Et il y a en plus le prêtre et l’évêque — sorciers redoutés — de la religion chrétienne qui sont venus s’établir parmi eux. Et peu à peu, au barde, au juge invité, aux anciens qui déterminaient jadis le taux de la compensation, se substitue le juge envoyé par l’évêque, le chef de la bande militaire des conquérants, le seigneur ou le roitelet. Ceux-ci, ayant appris quelque chose dans les monastères ou à la cour des roitelets, et s’inspirant des exemples du Vieux Testament, deviendront peu à peu juges dans le sens moderne du mot. L’amende, qui était jadis payée aux dieux locaux — à la commune — va maintenant à l’évêque, au roitelet, à son lieutenant, ou au seigneur. L’amende devient le principal, tandis que la compensation allouée aux lésés pour le mal qui leur fut fait, perd de son importance au regard de l’amende payée à ce