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plaideurs à peu près le rôle de notre justice de paix. Au xive siècle apparut la moyenne justice, celle du seigneur dont le juge connaissait de toutes les affaires civiles, mais, au criminel, ne pouvait juger que « les délits dont la peine n’excédait pas une amende de 75 sous ». La justice capitale ou supérieure était, dans une province, une sorte de cour d’appel. Justice d’apanage : justice royale qui s’exerçait dans l’étendue de l’apanage d’un fils ou petit-fils de souverain. Justice manuelle : droit du seigneur de saisir les meubles de ceux qui lui devaient des arrérages de rentes. Justice domaniale : qui appartenait au seigneur en vertu de son titre. Justice foncière ou censière : celle dont l’unique attribution était de condamner les redevables à payer au seigneur le cens et les rentes foncières. Justice sous latte : audience qui se tenait dans la maison du seigneur. Justice baillagère : qui appartenait au bailli et s’étendait sur le baillage. Justice patibulaire : signe extérieur de la puissance sous le règne du bon plaisir, représentée ordinairement par une potence ou un pilier d’exposition, d’où fourches patibulaires. Justice consulaire, origine des tribunaux commerciaux ; instituée à Paris au xvie siècle et rendue par des juges-consuls élus par les corps des marchands. Justice ecclésiastique : rendue par les officialités, par des juges délégués pour certaines causes, etc., etc. Elle statuait sur la validité des mariages et revendiqua longtemps un grand nombre d’affaires criminelles, ou même purement civiles, afin de mieux étouffer les hérésies, de frapper les dissidents, mais aussi d’enlever aux autres juridictions la connaissance des actes coupables commis par les clercs, les réguliers ou par les dignitaires de l’Église. L’ordonnance de 1539 réduisit ces empiétements sur la justice séculière. Justice temporelle : nom donné par les théologiens à celle qui connaît des matières autres que les matières ecclésiastiques. Justice du glaive : ce nom s’appliquait à quelques juridictions ecclésiastiques. Par glaive, on entendait à la fois le glaive spirituel de l’excommunication ou du retranchement de la communion, et le glaive matériel, souvent manié par un prêtre bourreau. Justice originelle : selon la théologie, rectitude que Dieu met dans l’âme par sa grâce.

Justice populaire : celle des citoyens élus qui représentent le peuple ; parfois aussi sursaut spontané des masses qui mettent en jugement et exécutent leurs tyrans. Ainsi rendue par le peuple directement, ou par le tribunal suprême issu de sa volonté, on dit aussi justice souveraine.

En mythologie, la Justice, fille de Jupiter et de Thémis, est représentée d’ordinaire sous la figure d’une jeune fille tenant d’une main la balance et de l’autre l’épée. Un lion souvent l’accompagne et symbolise sa puissance. Parfois un bandeau couvre ses yeux. Signe de l’impartialité à l’égard de qui comparait devant elle, il signifie aussi bien son impuissance à découvrir le vrai et souligne le caractère hasardeux de ses interventions…

(Pour les problèmes qui gravitent autour de la justice, voir aussi les mots : incarcération, pénalité, prison, répression, responsabilité, tribunal, etc.).


JUSTICIABLE adj. et subst. masc. La définition du dictionnaire est celle-ci : « Qui doit répondre devant certains juges ; qui est soumis à certaines juridictions. » Et l’Académie, poursuivant un travail que nos ardeurs peuvent qualifier d’archaïque, cite en exemple : « Il est domicilié à Versailles et par conséquent justiciable de la cour royale de Paris. » De nos jours, chacun est justiciable en général du tribunal dont ressort son domicile ; cependant, en matière de simple police, correctionnelle ou criminelle, on est justiciable du juge ou du tribunal dans le ressort duquel les crimes ou délits ont

été commis. Il n’en est pas de même en matière civile. La justiciabilité est l’état, la condition du justiciable. « Ce n’est plus parmi vous, disait Bayle, un sentiment qui puisse souffrir partage que celui de la supériorité des peuples sur les rois et de la justiciabilité des rois devant le tribunal du peuple. »

Figuré : justiciable : qui est du ressort de quelque chose, qui en dépend. Joubert explique : « Ne rendez pas justiciable du raisonnement ce qui est du ressort du sens intime. »

Le justiciable, demandeur ou défendeur, porte une cause devant les tribunaux pour, selon la formule, s’y faire rendre « justice ». Il y entend rendre un « jugement », conclusion laborieuse et monnayée et très souvent inattendue, qui n’a, d’ordinaire avec le droit pur et simple, que de lointains rapports. Le dit jugement est en effet à la merci d’interventions favorables — fortune, amitiés, etc. — ou de circonstances aggravantes — opinions, pauvreté, etc. — susceptibles d’influencer l’appareil judiciaire. Ce qui n’empêche pas que, des juges et des cours, on vante par ailleurs la hauteur impartiale ou l’intégrité….

Le justiciable ne peut donc fonder sur la raison de son affaire ou le bien-fondé de ses intérêts l’espérance d’être compris et, le cas échéant, secondé. Il a selon son rang, selon sa condition, selon même les aléas d’une opinion publique versatile, tout à craindre ou à attendre des manifestations de la « justice », Et il peut tout aussi bien gagner une mauvaise cause que perdre un excellent procès. De tribunaux non seulement prisonniers de la tradition, du Code et de la jurisprudence, mais traversés par les courants de la religion et de la politique, par toutes les passions humaines, et d’une magistrature imbue de préjugés de caste ou de classe et asservie, sinon toujours aux tenants, au moins aux principes de l’ordre établi, le justiciable ne peut attendre que des complaisances et des services ou le lourd pavé de l’antagonisme et de la haine. La justice apparaît comme une exception on un anachronisme, plus souvent comme un rêve…

Dans la catégorie des justiciables d’intérêt, les travailleurs, les pauvres diables sont les victimes pour ainsi dire normales de la « justice ». Parmi les justiciables d’opinion, les anarchistes, adversaires de l’État, des Lois, de la Propriété, contempteurs impénitents d’un Existant sacro-saint, encourent d’implacables sanctions.

Le justiciable — en dépit de l’adage fameux « nul n’est censé ignorer la loi » — vit dans la méconnaissance presque complète des textes qui le frapperont quelque jour… s’ils ne le couvrent. Ces textes accompagnent à travers les époques les intérêts des forts, des possédants, les ambitions des maîtres — chefs, prêtres, rois, capitalistes — et les bénéficiaires, si change leur personnalité, sont toujours les puissants. Il n’y a pas d’ailleurs que la conjuration tacite des jugeurs contre le justiciable émissaire, il y a même — position ouverte, aveu cynique — la justice par ordre, et les gouvernements pèsent, par injonctions directes, sur les décisions des tribunaux. Cela est si vrai que, sous l’Empire, Cormon écrivait : « Il y a une foule de justiciables qui aimeraient tout autant voir MM. les juges se mettre à juger leurs petits procès, que de s’en aller balayer des plis de leur simarre rouge ou noire les antichambres des Tuileries. »

La République a prolongé l’Empire, et l’acuité des luttes politiques, la fréquence et l’ampleur des crises nées de l’industrialisme, la frénésie du profit qui, la guerre aidant, a gagné toutes les couches de la société ont fait plus précaires encore, et d’une ironie presque permanente, les garanties de la « justice ». Si, comme l’écrivait Lamarck, « l’indigence du juge est souvent la