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les instruments créés par elle pour la traduire. Elles sont autant de miroirs où viennent se réfléchir les habitudes d’esprit et la psychologie des peuples » (Darmesteter). C’est par le développement de la pensée que les langues se transforment. Si la pensée s’enrichit, les langues s’enrichissent avec elle ; si elle régresse, elles régressent avec elle. Elles se modifient suivant les variations de la prononciation (altérations phonétiques), celles de la grammaire (changements analogiques), celles du lexique (mots qui disparaissent ou mots nouveaux, néologismes) qui sont créatrices ou destructrices. C’est par la culture de la pensée que les langues conservent leurs formes dans leur pureté ; mais il y a péril pour elles à s’immobiliser dans des formes comme il y a péril pour les peuples à s’immobiliser dans leur pensée. La condition de la langue comme de la pensée est dans la vie en développement incessant. La cristallisation est mortelle pour la pensée ; elle ne l’est pas moins pour ses organes.

Les moyens d’exprimer la pensée par la parole varient, comme les groupes d’individus, suivant le temps, les lieux, les mœurs, les événements politiques et sociaux, le degré de civilisation. On appelle généralement langue « l’expression de la pensée d’après les principes communs à toutes les grammaires » (Littré). Les langues partagent le destin de ceux qui les parlent. Certaines ont disparu avec les peuples qui les parlaient. D’autres ont laissé des traces mais ne sont plus parlées par des peuples ; ce sont des langues mortes. Les découvertes de l’archéologie étendent tous les jours la possibilité d’étude de ces langues, limitée pendant longtemps au grec et au latin.

Les langues vivantes sont celles actuellement en usage. On en compte de 900 à 1500 suivant qu’on s’en tient aux langues proprement dites ou qu’on y ajoute leurs variétés. Celles-ci sont, selon les cas, des idiomes, des dialectes ou des patois.

L’idiome est une langue d’un usage peu répandu, celle d’un petit peuple. Il est aussi la langue considérée dans ses particularités propres à chaque nation. Le dialecte est une variété d’une langue mère ou langue principale, qui est particulière à une région, surtout par la prononciation. Le patois est généralement la langue des paysans ; son caractère est ethnique, spécial à un territoire restreint. Il est le dialecte qui a végété dans une petite région ; il est un produit de la terre et à l’origine des langues. Le conglomérat des patois parlés par les petits groupes humains a formé les dialectes, puis les idiomes et les langues, parallèlement à la formation plus ou moins artificielle des provinces et des nations. Lorsque celles-ci perdent leurs langues en se transformant, le patois demeure le langage du terroir. Il est le fonds de la langue et reste immuablement attaché à la terre comme sa faune et sa flore. Ainsi, les différents patois parlés localement sur le territoire de la France ont formé, avec le mélange des éléments envahisseurs, deux langues qui étaient au moyen âge les dialectes d’oïl et d’oc. Les événements politiques ayant fait prédominer les provinces du Nord sur celles du Midi, les dialectes d’oïl formèrent la langue de la France tout entière et ceux d’oc furent réduits à la multiplicité de leurs idiomes locaux ou patois. En Alsace, la véritable langue du pays est le patois auquel la population est d’autant plus attachée que, périodiquement, la langue officielle change pour devenir française ou allemande selon les caprices de la guerre. Il est donc inexact de ne voir dans les patois que des survivances plus ou moins informes de langues disparues.

A côté des langues proprement dites, et en marge d’elles, il y a l’argot qui ne se distingue pas d’abord du jargon. Les deux sont, dans leur sens général, le lan-

gage spécial d’une profession. Il y a l’argot des soldats, des marins, du théâtre, comme il y a celui des maçons, des charpentiers, des forgerons. Il est probable qu’il a toujours existé comme langage de métier, autant pour se reconnaître et se comprendre entre gens de même travail que pour cacher le sens de leurs conversations aux étrangers qui voulaient se mêler à la corporation. En France, il serait né au xve siècle, chez les merciers du Poitou qui exerçaient leur profession dans les foires. Certains de ces merciers, ayant fait de mauvaises affaires, se mêlèrent aux gueux et leur apprirent leur jargon. Il se répandit alors rapidement dans toute la « gueuserie » qui pullula à la suite de la guerre de Cent ans et des misères qu’elle engendra se recrutant parmi les « criminels de tout ordre échappés à la justice, les laboureurs ruinés et expropriés, les ouvriers paresseux ou sans ouvrage, les soldats maraudeurs ou déserteurs, les marchands ruinés ou fripons, les gens de métiers aventureux, charlatans, diseurs de bonne aventure, crieurs d’indulgences, ménétriers, baladins, histrions, jongleurs et faiseurs de tours, les déclassés, fils de famille prodigues on déshérités, les écoliers et les clercs rejetés de l’Université et de l’Église, etc… » (Auguste Vitu). C’est parmi ces derniers, déclassés écoliers et clercs, que Villon apprit l’argot et qu’il l’introduisit dans la littérature. Il était alors le langage spécial de la Cour des Miracles et allait être de plus en plus particulier au monde de la Gueuserie dont il serait l’unique langage. Le jargon ou argot des merciers ou mercelots a été recueilli d’abord dans un petit livre du temps intitulé : La vie généreuse des Mercelots, puis dans un autre plus important et plus répandu, qui montre son usage en dehors de la corporation des merciers : Le jargon ou le langage de l’argot réformé comme il est à présent en usage parmi les bons pauvres. Les auteurs de ces livres seraient Pachon de Ruby et son continuateur Ollivier Chereau. Divers auteurs ont employé l’argot et des spécialistes l’ont étudié : Francisque Michel (Dictionnaire d’argot 1856), Lorédan Larchey (Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien 1860), Georges Delesalle (Dictionnaire argot-français et français-argot 1896). Auguste Vitu s’est particulièrement occupé du Jargon du xve siècle (1884). Balzac et Eugène Sue ont fait à l’argot une assez grande place dans leurs œuvres et Victor Hugo lui a consacré toute une étude dans Les Misérables. Il a montré remarquablement son véritable caractère et son rôle social.

Il a dit : « Tous les métiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. »

Et il a cité de nombreux exemples. Mais le véritable argot c’est « la langue de la misère qui se révolte et qui se décide à entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits régnants… C’est la langue qu’a parlé, en France par exemple depuis plus de quatre siècles, non seulement une misère, mais la misère, toute la misère humaine possible ». Et Victor Hugo dit fort justement, avec ce sens profond de l’humain qui était en lui : « Si la langue qu’a parlé une nation ou une province est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude, c’est la langue qu’a parlé une misère… Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautille, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables. » L’état social a fait la misère ; la misère a fait son langage : l’argot. Il est, en bas de l’échelle sociale, ce qu’est, en haut, le jargon précieux, affecté, noble, académique, des privilégiés à qui il répugne mais qui profitent de la misère dont il est l’expression cynique et désespérée.