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plus généreuses de la pensée ; il s’abaissa aux plus dégradantes pour déverser dans des flots de boue les haines et les basses passions des partis. Il fut l’image de l’époque : « Le vice paraît sans masque, on persécute de bonne foi, le crime est souvent sans remords. Soutenu par sa propre force, l’héroïsme se pare d’un éclat plus vif. De là, ce langage énergique, effréné, pédantesque, simple jusqu’à la bassesse, éloquent jusqu’au sublime : l’idiome gascon de Ronsard, les vives paroles de Montaigne, de Mornay, de Henri IV, et la railleuse invective de la satire Ménippée ; éléments pleins de sève et de force, qui assouplirent, animèrent et obscurcirent successivement notre langue. » (Ph. Chasles). C’est la langue sans fard, luxuriante, splendide, qui appelle un chat un chat, qui fesse les cagots ; c’est la véritable langue romantique, celle de la vie dans son plein épanouissement magnifique et monstrueux comme une immense forêt. C’est la langue de Marot, Calvin, Rabelais, Amyot, l’Hôpital, La Boétie, Montaigne, Charron, d’Aubigné, les Etienne, de Thou.

Déjà, avec Villehardouin puis Joinville et Froissart, le génie de la langue française s’était dégagé par « l’ordre logique des phrases, la marche directe si favorable à la clarté, l’horreur de l’inversion, la simplicité dans l’arrangement des mots, la lucidité qui se prête aux définitions philosophiques comme à la grâce facile des relations sociales » (Ph. Chasles). Ce génie subit un premier assaut des imitateurs gréco-latins. Tout en épurant la scolastique, ils lui restaient fidèles au point de vouloir supprimer l’imprimerie. Homère. Virgile, Tacite, furent appelés à la rescousse d’Aristote pour faire la guerre à la langue au nom de l’érudition. Robert Estienne, Ramus, Meigret qui firent tant pour la langue, et notamment pour l’orthographe, furent leurs victimes. Joachim du Bellay voulut s’opposer à cet assaut, et surtout à ses excès, avec sa Défense et illustration de la langue française, mais il vint un peu tard. Il aimait sa langue et il en avait le sentiment, a dit R. de Gourmont, « à un degré qui ne se retrouvera plus et qui, à l’heure actuelle, est tombé très bas ». Il trouvait excellent qu’on apprît les langues anciennes, mais il voulait « qu’après les avoir apprises on ne déprisât pas la sienne ». Il avait le sens profond de tous les trésors qu’elle puisait dam le langage du peuple et demandait aux écrivains de fréquenter, autant que les savants, « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs Arts et Métiers, pour en tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses ». Malherbe, qui devait commencer la réforme du « bon goût » n’en allait pas moins apprendre son français chez les gens du port, et cent ans plus tard, Du Marsais, que les fadeurs de la Cour ne pouvaient satisfaire, allait « chercher aux Halles des provisions de tropes ».

Du Bellay fonda avec Ronsard et cinq de leurs amis la Pléiade pour la défense du français ; mais ce groupe littéraire ne comprit pas les intentions de Du Bellay et il se lança dans toutes les exagérations de l’imitation des anciens. Ronsard lui-même n’y échappa pas. Il n’en fut pas moins un grand poète dont l’œuvre est demeurée, malgré des fortunes diverses, une des plus glorieuses de la poésie française. Le snobisme en fait aujourd’hui l’idole de gens qui ne l’ont jamais lu ; on l’a mis en effigie sur des timbres-poste et une promotion de la Légion d’honneur porte son nom !

L’esprit français triompha dans la langue des excès des imitateurs gréco-latins et sut profiter de ce qu’ils avaient apporté de bon, entre autres des mots et des formes nouveaux, pour rejeter les scories. Il brille avec un éclat tout particulier dans l’œuvre d’Amyot et celle de Montaigne. La langue de Montaigne est d’une ri-

chesse incomparable ; elle demeure comme un phare au-dessus du marécage où on s’enlise aujourd’hui. Amyot a une naïveté et une pureté que Montaigne a célébrées. La Boétie et Charron ont une correction qui annonce la réforme classique et les deux Estienne ainsi que de Thou ont exprimé les idées les plus grandes dans la plus belle langue latine. La vivacité de l’esprit français atteignit sa plus complète expression dans la satire politique, érudite et philosophique, dont la Ménippée, aussi poétique qu’éloquente, est le modèle, et dans les Mémoires, ceux de d’Aubigné en particulier. La Ménippée fut le dernier écho de la verve satirique de Rabelais.

C’est dans cette forêt débordante de vie, échevelée, enivrée de toutes les libertés de l’esprit, de tous les parfums de la pensée, forêt à la fois splendide et monstrueuse, que le « bon goût » allait porter la hache et manier le sécateur. La stabilité du pouvoir royal, préparée par Henri IV, allait faire dans la langue la même réforme que dans la société et lui donner ces formes de la convenance qui ne seraient trop souvent que la façade d’une société plus hypocrite sous ses manières élégantes et polies. On en vit d’abord la parodie, lorsque le goût italien amena l’épopée pastorale du genre de l’Astrée et les préciosités de l’Hôtel de Rambouillet que Molière a raillées dans les Précieuses Ridicules. Moins de cent ans devaient suffire pour montrer ce qu’il y avait d’odieux et de tragique sous ces formes brillantes et artificielles.

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.

C’est en ces termes que Boileau, « contrôleur général du Parnasse », comme l’a appelé Sainte-Beuve, a salué la réforme de Malherbe après avoir exécuté en dix-huit vers la vieille langue et la vieille littérature. Exécution qui fait sourire aujourd’hui mais qui établit pour deux siècles des règles tyranniques et fit reléguer au rang de « littérateurs de second ordre » ceux qui conservèrent dans leur langue et dans leurs œuvres des relations populaires. Ce n’était qu’un masque sous lequel le vice était plus sale et avait moins d’esprit. La prétendue majesté de Louis XIV ne l’empêchait pas de préférer les farces de Scaramouche aux comédies de Molière et les perruques, les canons, les rubans, dissimulaient la crasse de gens qui ne se lavaient plus. La Société était, dans cette « élite », comme le bon Monsieur Tartufe ; elle s’offusquait devant le corsage de Dorine mais elle participait aux messes noires de la Voisin et aux empoisonnements de la Brinvilliers.

La langue de Rabelais et de Montaigne, si franche et si libre d’allure, ne pouvait évidemment plaire à cette société. Elle fut laissée à qui allait :

Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret.

Elle ne pouvait convenir pour dire :

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire.

Pauvre Boileau ! S’il y eut des Racine, des La Bruyère, des Bossuet, des Fénelon, pour le justifier devant la postérité, il lui arriva plus d’une fois d’abandonner le harnais d’historiographe du « Grand Roi » au magasin des accessoires solaires pour aller retrouver le véritable esprit et la joie de vivre au cabaret de la Pomme de Pin, parmi de joyeux compagnons à qui Mathurin Régnier avait transmis la vieille langue plus moqueuse, plus effrontée et plus vigoureuse. Les Théophile, les Tristan l’Ermite, les Dalibray, les Saint-Amant, la remettaient à leur tour à ces deux « hérétiques », La Fontaine et