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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/580

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LAN
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et de liberté ? Ce que défendent ces prétendus champions de l’esprit, ce sont les privilèges aristocratiques qu’ils veulent maintenir par tous les moyens et sous tous les masques. La défense des « humanités » séduit le snobisme intellectuel qui ne se donne pas la peine de regarder les mobiles intéressés et fort peu idéalistes qui inspirent ces bons apôtres. On proteste contre ce qu’on appelle « la destruction concertée de l’enseignement du grec », et M. Léon Daudet écrit : « Tout le monde sait que la Renaissance est sortie de la revivescence de la langue grecque et des manuscrits grecs plus encore que du latin et des manuscrits latins. Mais déjà, avant la Renaissance, la Somme de saint Thomas d’Aquin avait rebrassé l’encyclopédie et la métaphysique d’Aristote. A l’aube de la pensée et de la philosophie françaises se tiennent Aristote et Platon, le disciple et le maître, dirigeant deux rais de lumière, d’ailleurs assez divergents, dans l’obscurité de l’esprit… Nous tenons, du latin, la rectitude, la rigueur, la concision, les qualités synthétiques ; du grec, la pénétration, la complexité, l’analyse, la nuance. Nous sommes redevables à l’un et à l’autre. Aveugler l’une ou l’autre source pour les générations à venir, est une imbécillité criminelle. »

Cette « imbécillité criminelle », l’Église et les rois — qui, dit-on, ont fait la France — l’ont poursuivie pendant quinze siècles. C’est malgré eux, et contre eux, que la Renaissance a fait revivre le grec mutilé par la barbarie chrétienne et a nettoyé le latin de la fange où cette barbarie l’avait plongé. Comme a dit par ailleurs le même M. Léon Daudet : « L’immondice des cardinaux, des jésuites et des papes, et l’horrible despotisme catholique n’ont rien à voir aux splendeurs de l’art. » (Le Voyage de Shakespeare). Aujourd’hui, les momies académiques et les élégances « bien pensantes » voudraient se servir du latin et du grec pour étouffer la vie nouvelle. Nous voyons mal ces héritiers de la cafardise religieuse et de l’inquisition, élevés parmi les moisissures séminaristes, éduqués selon une casuistique pour laquelle tout est vrai et rien n’est vrai, qui n’acceptent que des formes d’art et de vie avilies, émasculées, après avoir vainement cherché à détruire l’art et la vie ; nous voyons mal, disons-nous, ces oiseaux de ténèbres se présenter en défenseurs de la beauté antique qui était toute vie, toute lumière, toute liberté. Ceux qui ont coupé les ailes de la Victoire de Samothrace sont peu qualifiés pour juger ceux qui ne peuvent les lui rendre. Le moyen âge a accommodé — « rebrassé » dit M. L. Daudet — Aristote à la manière scolastique ; le néo-catholicisme actuel voudrait s’annexer de la même façon Platon qui fut déchiré et brûlé mille fois et n’est arrivé jusqu’à nous que grâce à la persévérance et à l’héroïsme de cet esprit de révolte et de liberté que l’Église n’a pu étouffer. C’est la condition d’existence de cette Église d’adorer ce qu’elle a brûlé : elle se perpétue ainsi dans le crime et sur des ruines.

Jusqu’à la Renaissance, le latin macaronique d’église fut la langue des travaux de l’esprit, travaux lourdement scolastiques qui étaient loin d’avoir hérité du génie d’un saint Jérôme et que d’épaisses gloses devaient expliquer quand elles ne les rendaient pas encore plus ténébreuses. Les « humanistes » ramenèrent le latin à sa beauté classique et le mirent à sa vraie place dans les écoles. En même temps à côté des jargons à l’usage de la fourberie ecclésiastique, ils employèrent la langue française pour être compris du peuple et lui faire entendre les vérités nouvelles. L’imprimerie commença à répandre une pensée claire et lucide pour tous. Jusque-là, la pensée écrite avait été livrée à la fantaisie des copistes ; « chacun donnait un nouveau tour et le gazouillis de son pays natal au manuscrit qu’il transcrivait » (Estienne Pasquier).

La langue s’est formée en France avec la littérature ;

aussi, ne peut-on les séparer l’une de l’autre. Quelles qu’aient été les influences étrangères, elles ont gardé comme fonds le vieil esprit français, l’esprit du terroir qui est, à la littérature, ce que le patois, le dialecte, sont à la langue. Cet esprit est celui des vieilles chansons de geste, souvenirs des temps légendaires que tous les peuples en ont possédé. C’est celui de la poésie lyrique, des chansons populaires, des romans d’aventures auquel se mêlait souvent la grosse gaîté gauloise, parfois cruelle, des fabliaux. Il est, à la recherche d’une langue commune, dans l’œuvre de la foule des auteurs anonymes du moyen âge et dans celle des poètes connus dont la personnalité est plus celle de leur province, de leur dialecte, que la leur propre. Trouvères dans le Nord, troubadours dans le Midi, produisirent une œuvre considérable, en grande partie perdue, mais qui contribua puissamment par les échanges d’une région à l’autre, à préparer une unité de langage. Les Marie de France, Chrétien de Troyes, Villehardouin, Joinville, Rutebeuf, Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Froissart, Eustache Deschamps, Charles d’Orléans, Coquillard, Villon, Commines, furent les précurseurs, ceux qui préparèrent le fonds, véritablement original, intrinsèque, de l’œuvre nationale qu’allaient commencer les écrivains de la Renaissance. Œuvre essentielle malgré l’obscurité où elle est demeurée longtemps, car c’est par elle qu’une langue spécifiquement française existe malgré toutes les déformations, les mutilations et les assauts des influences étrangères et savantes. C’est en elle que se trouve la « substantifique moelle » où, si souvent, les véritables écrivains français ont dû aller chercher ce que tant d’autres avaient trop oublié.

La Renaissance se forma en Italie. « La tradition grecque, limon de science et de vice déposé sur l’Italie, fit éclore des fruits extraordinaires ; et cette fécondité contint bientôt en germe Rabelais et Marot, Montaigne et Bacon, Ronsard lui-même et tous les poètes burlesques de l’Allemagne au xvie siècle ; elle renfermait le secret d’une inévitable crise, la semence de la réforme religieuse. » (Ph. Chasles). La pensée et l’art italiens, en avance de trois siècles, en étaient à leur période classique et à la veille de leur déclin lorsque la France connut la Renaissance. L’Italie du xve siècle était dans la situation de la France au xviiie sièclee. Ses savants, ses artistes, ses poètes, que les princes et les papes réunissaient à leur table, y apportaient l’esprit de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert. La chevalerie française, à demi-barbare, qui fit avec les rois les guerres d’Italie, y apprit l’élégance, en ramena des artistes, et les poètes qui l’avaient accompagnée en rapportèrent les goûts poétiques et philosophiques de la cour somptueuse d’un Laurent de Médicis. Tout le xve siècle français est plein de l’influence italienne. C’est le siècle où la langue et la littérature arrivèrent à une véritable unité, grâce à la multiplicité des travaux d’érudition, à la hardiesse des penseurs et à la fécondité des écrivains.

La liberté de pensée qui bouillonnait dans les esprits imposa des nécessités nouvelles au langage qui devait devenir vivant pour la répandre. L’esprit de la Réforme lui fut d’une aide précieuse. « Les pamphlets, les libellés, les livres de controverse, donnèrent de la force, de la clarté, de la souplesse au langage, instrument de défense et de victoire. » (Ph. Chasles). On ignore généralement l’importance que ces écrits, et surtout les discours des sermonnaires, les harangues des orateurs de tous les partis, eurent dans la vie politique du xvie et du xviie siècle, jusqu’au moment où l’absolutisme du pouvoir royal se fut rendu maître des agitations populaires. C’est au milieu de ces agitations que le langage se forma ; il eut toute leur exubérance, leur puissance et aussi leurs faiblesses. Il s’éleva à la plus haute éloquence pour exprimer les formes les plus belles et les