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la mercante internationale et qui sortent des milieux les plus interlopes, assurés de l’impunité par la complicité des hommes de loi, l’imbécillité des foules et la lâcheté de leurs victimes, ils perdent de plus en plus toutes qualités, même cette politesse qui rendait l’ancienne aristocratie supportable, pour afficher une insolente goujaterie. Ils forment « la Confrérie des Puissants », comme a dit J. de Pierrefeu. Non seulement ceux qui ne se sont pas enrichis sont à leurs yeux de méprisables imbéciles, mais ce sont aussi des malfaiteurs dangereux, et les magistrats le font bien voir aux pauvres diables traînés devant eux, n’ayant pu fournir la caution nécessaire pour éviter la prison en attendant un non-lieu libérateur et une décoration réparatrice : ils appliquent le « Vae Victis ! » de l’antiquité, le « silence aux pauvres ! » des répressions bourgeoises, avec une cruauté multipliée.

Il y a une autre prétendue élite qui, si elle n’est pas si puissante et si directement malfaisante que les hommes de guerre, d’église et d’argent, n’en assume pas moins la plus grande part de responsabilité dans leurs méfaits. C’est celle des « intellectuels » qui ont mis la pensée au service de la force, du mensonge et de la richesse, qui ont accepté d’être le cerveau de la malfaisance, de légitimer la force en la légalisant, de donner au mensonge la figure de la vérité et de se faire les prêtres du Veau d’Or. Nouveaux courtisans, ces empoisonneurs de l’esprit, ces flagorneurs de la puissance, sont descendus au rang de cette valetaille qui « applaudit toujours à l’orgie des maîtres quand ceux-ci laissent du vin dans les bouteilles » (Claude Tillier). Ils ont vendu la science qui devait soulager l’effort des hommes et guérir les souffrances de leur corps ; ils ont souillé d’argent l’art qui devait embellir la vie de tous en leur dispensant les joies pures de l’esprit ; ils trafiquent de tout ce qui devait être source de liberté, de bien-être et de bonheur humains. Ils ont fait de l’intelligence la pourvoyeuse de la servitude. Ils l’ont enfermée dans leurs temples, leurs écoles, leurs casernes, leurs laboratoires, leurs musées, leurs boutiques ; ils lui ont coupé les ailes, ont maquillé son visage, l’ont coiffée de perruques, de casques, de plumes, de bonnets carrés, ronds ou pointus, lui ont mis sur le nez des bésicles, sur le dos des uniformes de toutes les couleurs et des robes de tous les pelages, dans les mains des sabres, des goupillons, des codes, de pustuleux grimoires, tout l’arsenal de l’iniquité et des maléfices. Ils ont livré la science aux rhéteurs, aux savantasses, aux cuistres, aux charlatans, aux morticoles, aux « abstracteurs de quintessence », aux porteurs de reliques, aux inquisiteurs de la pensée, aux conservateurs de la sottise, aux Janotus, aux Brydoie, aux Perrin Dandin et aux Diafoirus. Ils ont fait de l’art la proie des histrions, des cabotins, des négriers de la plume, du ciseau et du pinceau, des rapetasseurs des talents éculés, des « charretiers qui ont de la besogne quand les princes bâtissent » (Schiller à propos de Kant et de ses éditeurs), des « choucas qui fientent sur les frises du Parthénon » (L. Tailhade), des académiciens qui ont officialisé la sottise et lui ont fait un piédestal de haine contre la vie et la beauté. (Voir les mots : Art, Beaux-arts, Littérature, Musique.)

Tout ce monde a mis l’idéal en bouteilles, en pilules, en pommades, en a fait des orviétans dont il tient comptoir comme les prêtres de leur Dieu. C’est cette tribu ignorantifiante qui obligea Socrate à boire la ciguë, envoya au bûcher les hommes et les livres non respectueux de son orthodoxie, fit le procès de Galilée, et condamna d’abord le cartésianisme devenu aujourd’hui la citadelle de son spiritualisme. C’est elle qui faisait encore enseigner dans les écoles, au temps de Stendhal enfant, le système céleste de Ptolémée qu’elle

savait faux, qui s’est moquée des inventions les plus remarquables, la photographie et le phonographe par exemple, et traitait Daguerre et Edison de mystificateurs, qui déclarait gravement qu’il n’y aurait pas assez de fer pour faire des chemins de ce nom (M. Thiers), et qui, encore de notre temps, proscrit les théories darwiniennes au profit des stupidités bibliques. Les bibliothèques sont pleines de l’histoire de cette sottise triomphante sanctionnée de sanglantes persécutions.

La prétendue élite intellectuelle a continué, depuis La Renaissance, les traditions établies par l’esprit d’individualisme qui détacha les hommes de pensée et les artistes du peuple au milieu duquel ils avaient vécu pendant le Moyen-âge. De plus en plus étrangère à la vie générale, s’écartant systématiquement de toutes les véritables sources d’humanité, cette élite ne pouvait trouver son élément que dans les formes arbitraires et conventionnelles des sociétés aristocratiques. Elle eut un idéal de plus en plus rétréci, cantonné dans les puérilités de « l’art pour l’art » quand elle ne s’abaissa pas à mentir à ses destinées naturelles pour se mettre au service des Puissants.

Plus réaliste depuis 1914, mais pas mieux inspirée, la jeunesse intellectuelle d’aujourd’hui s’embarrasse peu de « l’art pour l’art » et encore moins de certains scrupules sociaux manifestés par le snobisme anarchiste de 1894 et les intellectuels qui prirent parti « pour la justice » lors de l’affaire Dreyfus. Maintenant, la justice, comme la vérité et la bonté, est une vieille balançoire humanitaire qui fait sourire un monde où ne compte plus que la force. Cette jeunesse déclare « qu’elle n’est pas plus fière que ça d’appartenir à la bourgeoisie », mais elle reste avec elle parce qu’elle est encore la plus forte et qu’elle lui procure une vie facile et agréable. Dépourvue de scrupules, elle obtient par l’intrigue, à défaut du savoir, les diplômes et les situations de médecins, d’avocats, de professeurs, de magistrats, d’ingénieurs, qui lui permettent de se livrer impunément au sabotage social pour vivre dans le luxe en soutenant sa classe, celle des hommes d’argent.

Aussi peu artistes que possible, ces jeunes sont chasseurs de médailles et de prix littéraires, poulains dans les écuries des gros marchands et éditeurs, lécheurs de braguettes académiques, flatteurs des « chers maîtres », réclamistes, esbroufeurs, écornifleurs. Tout en affichant une dignité grotesque, ils font les plus basses besognes pour une décoration ou une commande de l’État et, pour garder le « ton » de l’élite, ils sont royalistes, fascistes, catholiques, voire pédérastes et cocaïnomanes.

La pauvre élite a établi son règne sur le parasitisme qui méprise le travail mais vit à ses dépens. Elle est le lys qui ne sème ni ne tisse, la mouche du coche et le frelon dans la ruche sociale. Il a fallu attendre cinquante ans de République démocratique pour qu’on eût l’idée, en 1924, de mettre à l’ « honneur », pour la première fois, un ouvrier manuel, un de ceux salis qui cette élite orgueilleuse en serait vite réduite à brouter ses excréments. Or, quel fut cet honneur ? Celui de ce ruban rouge qui distingue les « meilleurs » des parasites, et le malheureux esclave qui accepta ça se crut en effet honoré !…

Comment l’humanité n’a-t-elle pas disparu sous la direction multiséculaire de pareilles élites ? C’est qu’à côté d’elles, et contre leur œuvre de mort, s’est manifestée, toujours renaissante, toujours ardente malgré les persécutions, la véritable élite, celle de la vie. La fausse élite a triomphé, aux acclamations des foules inconscientes, sur les charniers et dans des apothéoses de sang et de sottise ; la véritable élite, bafouée, traquée, mutilée, — trop souvent, hélas, par ceux qui