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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/60

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ELI
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rançon de l’impudence démagogique. Elle a commencé par se confondre avec l’aristocratie guerrière en achetant des propriétés et des titres. Molière a parlé de ce paysan qui, ayant acquis une terre,

Fit creuser tout autour, un grand fossé bourbeux
Et de Monsieur de L’Isle il prit le nom pompeux.

C’est ainsi que nombre de manants parvenus devinrent « gentilshommes », entrèrent dans « l’élite de la société », en reniant leurs pauvres diables de parents. De la même façon, on voit maintenant un quelconque Martin, succédant à un non moins quelconque Fouillopot dans la savonnerie ou les engrais, devenir Martin de Fouillopot.

L’aristocratie de l’argent est arrivée, dans la lente mais persévérante progression de la bourgeoisie, à se soumettre les autres aristocraties. Un Charles Quint était sous la dépendance financière des grands banquiers, les Doria de Venise, les Welser et les Fugger d’Augsbourg. Aujourd’hui, les banquiers sont les maîtres incontestés du monde ; les empereurs, les rois, les présidents de républiques, les ministres, toute l’élite officielle de la politique, de la science, des arts, de l’armée, de l’église, des salons, n’est composée que de pantins dont ils tirent les ficelles. Le pape lui-même est un personnage plus important comme actionnaire de la Banca di Roma que comme représentant de Dieu sur la terre. L’ancienne noblesse, déplumée depuis la Révolution française, a souvent redoré son blason en se mésalliant à la fille du bonhomme Poirier ou de quelque marchand de cochons de Chicago. Ducs, comtes, marquis, barons, ont perdu leur insolence devant les Jourdain, les Mercadet, les Thénardier, les Lechat, ceux-ci leur faisant l’honneur de les acheter comme gendres et de les admettre comme « pièges à gogos » dans les conseils d’administration de ces entreprises d’escroquerie que sont la plupart des sociétés financières. Si l’on n’a pas réalisé la fusion des classes qui sera l’œuvre de la véritable élite, on a fait celle des aristocraties dans les démocraties où les anciens traîne-savates, enrichis par les tripotages politiciens, forment avec les fils des preux ralliés à la « gueuse », cette « aristocratie républicaine » chère à M. Thomson. Ainsi, le « socialiste » Isidore Lechat se découvre, avec le marquis de Porcellet, une parenté remontant aux Croisades et, s’il jeta jadis « le Christ à la voirie », il fait aujourd’hui communier pieusement ses enfants.

La Grèce antique a fait les expériences les plus caractéristiques des deux formes de gouvernements, aristocratique et démocratique. Elle les a vues périr toutes deux des vices de leurs prétendues élites.

À Sparte, ce fut l’aristocratie. Il n’y en eut jamais de plus orgueilleuse et de plus barbare. Vainqueurs des Laconiens dont ils avaient envahi le pays et qu’ils avaient réduits en esclavage, les Spartiates n’avaient d’autre métier que la guerre. Les lois de Lycurgue les y entraînaient dès l’âge de sept ans, les excitant à la violence et à la rapine. Elles leur interdisaient d’apprendre à lire ; par contre, suivant la légende, un renard volé et caché sous le vêtement d’un petit spartiate pouvait lui ronger la poitrine sans qu’il poussât un cri qui l’aurait dénoncé. Les Ilotes travaillaient pour les vainqueurs qui apprenaient à leurs enfants à mépriser et à battre ces esclaves dont on tuait les plus forts et les plus beaux. Sparte succomba dans l’épuisement de cette aristocratie sanguinaire et stupide.

Athènes fit l’expérience de la démocratie. Si cette cité fut incomparablement grande par ses philosophes et ses artistes, elle fut abaissée politiquement au niveau de Sparte par son parti appelé des « meilleurs ». Le chef de ce parti, Dracon, est représenté dans l’histoire comme le premier organisateur démocratique, parce

qu’il unifia la barbarie de la législation contradictoire des eupatrides et appliqua la peine de mort à tous les délits. À vingt-cinq siècles de distance, nos actuels pourvoyeurs de bagne et de guillotine continuent le « démocratisme » de Dracon. Sa législation montra la voie à celle de la République romaine d’où sortit ce « droit romain » que Cicéron trouvait déjà suranné de son temps, mais qui inspira le code aristocratique de Justinien et que Napoléon Ier alla chercher pour faire le Code français… Sa législation étant le fondement des sociétés, on voit par ces faits combien est illusoire la distinction entre aristocratie et démocratie. En 1876, par exemple, il eût suffi du déplacement d’une voix, lorsque la Constitution de la IIIe République française fut votée, pour qu’elle devînt la Constitution d’une royauté sans que rien n’y fût changé. Sous cette IIIe République, la liberté individuelle n’a pas plus de garanties que sous Louis XIV et on use encore contre elle de lois antérieures à la Révolution. (Voir Liberté.) Néron, dont Châteaubriand a célébré l’aristocratie, appuyait sa puissance impériale sur une véritable ochlocratie, celle de la populace du cirque qu’il flattait par la plus basse démagogie. L’histoire, qui célèbre le « démocrate » Dracon et n’est pas loin de considérer avec dédain le sage Solon, présente aussi comme des triomphes de la démocratie les dictatures militaires d’un César et d’un Napoléon qui établirent leur gloire sur des millions de cadavres, tout comme les Sésostris, les Alexandre, les Djenghis Khan, les Attila, les Charlemagne, les Barberousse, les Charles Quint et les Louis XIV.

Du parti démocratique des « meilleurs » sortit aussi le tyran Pisistrate ; il poussa les Athéniens à l’abandon de leurs libertés pour tourner leur ambition vers la formation d’une « Grande Grèce », aux dépens des peuples voisins. M. Mussolini, qui prétend donner aujourd’hui une nouvelle formule de la démocratie en réalisant la « Grande Italie », n’a rien inventé. Les guerres qu’Athènes entreprit alors, le pillage des trésors de la Perse par Alexandre, lui apportèrent cet enrichissement qui la conduisit à sa décadence et à sa perte. La liberté fut étouffée sous l’argent. Comme l’écrivait Démosthènes : « Des enrichis achetaient toutes les terres, tandis qu’à côté d’eux le plus grand nombre des citoyens n’avaient plus même la vie du lendemain assurée ». Démosthènes dut s’empoisonner pour mourir libre. Ce fut le temps où, reniant honteusement la pensée de Socrate et de Platon, abandonnant les arts et prostituant les artistes, les Athéniens livrés à la débauche disaient « C’est l’argent qui fait l’homme ! » Formule fatale qui fut leur « Mané, Thécel, Pharés », et celui de bien d’autres peuples. Elle fut celui des Romains de la décadence, des Néron, de leurs gitons, des plumitifs, prostituées et autres parasites qui leur faisaient escorte. Pétrone a dépeint cette élite faisandée dans son Satyricon. L’Espagne subit la même décadence lorsque, gorgée des richesses du Nouveau Monde, elle se laissa aller à une oisiveté voluptueuse qui la conduisit à l’état d’ignorance et de passivité fanatiques et sauvages où la tiennent encore le roi, le moine et le torero.

Plus que jamais, de nos jours, on considère que « c’est l’argent qui fait l’homme ». Les enrichis, qui ont ramassé leurs fortunes dans les misères de la guerre, enseignent à leurs fils que : « Les hommes les plus importants sont les millionnaires, étant donné que l’argent procure la puissance et domine le monde. » Avec leur argent, ils achètent tout, et surtout les consciences de ceux qui, par leur savoir, leur talent, leur situation, devraient réagir contre cette souveraineté des bas-fonds. « Élite du rebut et rebut de l’élite », ainsi les a marqués M. Michel Georges Michel. Sous l’influence des nouvelles couches que leur envoie