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a la liberté de faire et non pas celle de s’abstenir ; par exemple, la liberté d’aller à la messe, mais non pas celle de rester chez soi pendant l’office. » C’est en réalité l’injonction déguisée, c’est l’apparence du « libre choix » derrière lequel les Églises et les rois, les tenants de la démocratie ou les dictateurs du prolétariat — l’État en un mot — abritent une suprématie inamovible, c’est la « liberté » du citoyen abusé par l’éducation, prisonnier de l’économie, qui « choisit » les candidats que la presse et les maîtres lui désignent.

« Presque partout l’antiquité était régie par le principe de l’autorité à outrance, incarné soit dans un homme, soit dans une caste privilégiée. L’Asie tout entière était livrée aux caprices du despotisme et la volonté du prince y tenait lieu de législation. » Les institutions monarchiques de l’Égypte, quoique plus savantes, étaient non moins absolutistes. Dans les sociétés du temps, même les plus glorieuses, « l’esclavage civil et domestique faisait partie nécessaire de la constitution même ». Un des beaux génies de la Grèce, Platon, méconnaît le caractère sacré de la femme et son égalité naturelle avec l’homme ; Aristote admet la légitimité de l’esclavage. « Nous ne parlerons pas de Sparte où personne n’était libre, où la raison d’État écrasait tellement les volontés individuelles que les citoyens les plus fiers n’auraient pas plus réussi à s’y soustraire que les ilotes esclaves. Qu’est-ce que les lois de Minos, sinon la volonté divine ou plutôt la fatalité en action ? Sur une population de deux cent mille âmes, Athènes comptait de quinze à vingt mille citoyens qui se disaient libres et qui l’étaient en effet », mais à qui il manquait une notion claire et logique de la liberté. A Rome, enfin, la liberté n’a jamais existé, ni dans les lois, ni dans les mœurs », les institutions qui consacrent « l’existence d’une classe privilégiée étant incompatibles avec la liberté »…

« Pouvaient seuls se dire libres, au moyen âge, et l’étaient » si l’on veut — de cette « liberté » assise sur la misère et l’accablement — « les possesseurs de fiefs qui ne relevaient d’autrui ni de personne et écrasaient toutes les volontés au-dessous d’eux. Mais, à part ce petit nombre de privilégiés, la masse des populations ne possédait aucun droit sérieux et subissait le joug d’un demi esclavage ». L’affranchissement des serfs, dont aucune législation ne garantissait la condition nouvelle demeurait quasi-nominal parmi des droits précaires dont rien ne garantissait l’exercice ni la durée. « Une sorte de liberté relative apparaît au xiie siècle, lors de l’émancipation des communes. C’est à cette époque que commence à se dégager la double notion de la liberté individuelle et de la souveraineté collective. Mais l’affranchissement partiel du peuple et de la bourgeoisie, qui fut, pour une monarchie en voie d’affermissement, un simple moyen de gouvernement, fut pour la nation une semence de liberté qui devait germer plus tard et donner des fruits inattendus. Les empires s’écroulent et les principes demeurent. A l’état latent ou virtuel, ils sont encore assez puissants pour effrayer les despotes sur leur trône et charger la mine des révolutions… » Principes ou besoins, mais soif impérieuse et croissante, nous les voyons, en effet, menacer encore de nos jours l’encerclement des défenses…

Alors que les pères de la démocratie — philosophes, hommes d’action — qui jetèrent dans l’enthousiasme les premiers jalons d’une « république de progrès et d’évolution » croyaient avoir confié à une solide et définitive armature le dépôt précieux de « la liberté du monde née en 1789 » ; tandis qu’un à un, ces esprits généreux mouraient dans la foi d’une montée pacifique des idées de libération et des institutions de liberté, le dur étau des contraintes sociales, à peine adouci d’illusions politiques, se resserrait autour des masses déshéritées

de la nation. Et « ces classes privilégiées dont l’existence est incompatible avec la liberté » réassujettissaient, dans les matérialités de la vie, un royaume que n’avaient point extirpé les proclamations. La souveraineté de la richesse, dont le char de l’État véhiculait la « légitimité », affermissait sa griffe dans la chair séculairement meurtrie du prolétaire et présidait à une nouvelle étape de la souffrance invétérée du peuple et de sa faim inapaisée. Le désaccord entre la jouissance et l’effort s’accusait dans les facilités d’une production industrialisée qui tire, au maximum, des bienfaits pour une couche unilatérale… D’un côté, la reconstitution patente, grosse de menaces, sur les ruines de la féodalité, d’une caste dont la propriété individuelle, inconsidérément départie, avait servi le développement. Et l’accaparement, foncier d’abord, puis industriel et financier (conséquence d’une capacité d’achat qu’amplifient encore l’héritage et les gains démesurés, le jeu parasitaire d’actions favorisées, de dividendes princiers, d’intérêts frôlant l’usure), qui porte toujours plus les biens entre des mains puissantes. De l’autre, un prolétariat réduit à la portion vitale et canalisé dans l’impasse du salariat, malgré quelques échappées abusantes, qui voit arracher de ses mains besogneuses des avantages normaux et se l’amener à des affirmations ces droits que la Révolution de 1789 avait posé devant son activité courageuse. Une classe qui sent confusément, lorsqu’elle ne le comprend encore, qu’elle est frustrée des bénéfices du travail au profit d’une autre omnipotente. Et de nouveau, pour une croisade moins superficielle et qui vise à déraciner le mal, des penseurs, des sociologues, s’apercevant de la mainmise, sur l’État, des forces détentrices de la fortune, soulignent la dépendance constante de cet organisme et montrent l’inanité des efforts de redressement social qui laissent se reformer, sous les auspices d’une autorité invaincue, des groupes de favorisés dirigeants…

L’école libérale, qui proclamait, dans les vertus d’un laisser-faire où les faibles ne pouvaient qu’avoir le dessous, la toute-puissance de l’individu et ne voulait confier à l’État qu’une fonction arbitrale, a battu, de ce bélier, la monarchie de droit divin. Mais, installée au pouvoir, maîtresse de l’État, elle a, sinon effacé de la Constitution, au moins altéré le sens de cette liberté dont elle prétendait, la veille, faire un instrument de libération. Elle a pratiqué, comme avant et après elle toutes les écoles autoritaires, le monopole de la liberté. Elle a consolidé les prérogatives des détenteurs de la force, inscrivant dans sa Charte une « égalité devant la loi », dont les législateurs du siècle ont prodigué l’affirmation mensongère. Les lois issues des Assemblées de consultation restreinte, comme de celles qui déclarent tenir leurs mandats d’un suffrage « libre et général » ne cessent jamais d’être à l’égard de l’individu, « un contrat léonin dans ses clauses et vicié dans sa source » entaché de « condition potestative », Elles sont restrictives de la liberté nécessaire. Avec elles, au lieu d’être dans le bon plaisir d’un homme, l’arbitraire est dans la loi même, et le sort de l’individu peut devenir pire qu’auparavant, en ce sens qu’on aura légalisé la servitude et qu’on l’aura rendue plus durable en lui donnant les apparences du droit…

N’oublions pas que « toutes les libertés sont solidaires et qu’elles ont, toutes ensemble, pour support l’égalité ; car toute liberté qui n’est pas dévolue également à l’universalité des hommes doit s’appeler, de son véritable nom, le privilège ». N’est pas la liberté, celle qui demeure l’apanage d’un petit nombre, la liberté que les institutions et les mœurs ne rendent pas, pour tous effective. N’est pas la liberté celle de la République patricienne, malgré le dévouement des Brutus et des Caton, le plaidoyer des Tacite et des Cicéron, ni celle de