publiés dans cet ouvragé sous ma signature) ces plaies sociales pour que vienne à l’esprit du lecteur la pensée de me reprocher d’avoir celé quoi que ce soit de ces tortures. J’ai déjà eu l’occasion de dire, et je ne saurais trop le répéter, qu’étant donné la chaîne que forment les diverses institutions sociales, il est facile de trouver en chacune d’elles le stigmate de toutes les autres. Aussi n’éprouvai-je aucune difficulté à convenir que notre système du « tout appartient à quelques-uns » pèse tant directement qu’indirectement, d’un poids énorme sur les conditions d’existence et les destinées de l’individu. Mais peut-on, quelle que soit la souffrance examinée et quel qu’en soit le sujet, soutenir que c’est l’application de cette unique formule qui la détermine ? Si l’individu n’avait que des besoins économiques à satisfaire si, pour être et se sentir heureux, il suffisait de posséder bonne table, bon gîte, bon vêtement, si la joie de vivre se bornait aux jouissances dites matérielles, on pourrait hardiment répondre par l’affirmative. Sans doute, tout cela, c’est du bonheur ; c’est une partie du bonheur, je ne le nie pas ; mais ce n’est pas tout le bonheur. L’homme n’est-il qu’un ventre ? N’est-il donc qu’un estomac qui digère ? N’est-il qu’un composé de sens qui jouissent ou souffrent ? Est-il heureux par le fait seul qu’il mange lorsqu’il a faim, boit quand il a soif se repose lorsqu’il est fatigué, dort quand il a sommeil et… aime quand il est en rut ? L’être social du xixe siècle ressent parallèlement à ces besoins de nutrition, de vêtement, d’habitat, de reproduction, toute la gamme des besoins cérébraux et affectifs. Il pense, il sait, il veut, il aspire, il sympathise, il affectionne.
Si la suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l’insécurité du lendemain suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les socialistes anti-propriétaires, comment se fait-il qu’ils ne soient pas complètement heureux, ceux qui, vivant dans l’opulence et à l’abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ? Pourtant ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c’est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions de l’ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu’en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes.
Ceux-là ne souffrent point, n’est-ce pas, de la forme d’appropriation individuelle consacrée par le régime capitaliste, puisqu’ils en accaparent personnellement tous les avantages ? Et, cependant, ils sont malheureux, eux aussi, par le fait d’une organisation sociale, d’une éducation, des us et coutumes, des rivalités, des ambitions qui fréquemment leur interdisent de penser, d’aimer, d’agir comme ils le voudraient et les obligent à se conduire autrement qu’ils le désireraient. Voilà donc que sur ce premier point, nous trouvons en défaut la propriété individuelle considérée comme cause première et unique.
Il est vrai que les dialecticiens anticapitalistes ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils répondent que ceux dont je viens de parler ne souffrent pas directement de l’organisation économique, que, tout au contraire, ils en bénéficient : mais qu’ils en pâtissent indirectement parce que c’est la susdite organisation qui a fait naître et qui nécessite les institutions politiques et morales dont ils ont à se plaindre et qui jettent tant d’ombre dans la clarté de leur existence. Eh bien ! Si l’on admet cette hypothèse — je me sers du mot hypothèse parce que cette opinion, même historiquement, n’est nullement
C’est précisément le second point de ma démonstration. Or, les socialistes qui dénoncent la propriété individuelle comme l’unique cause de la douleur sociale, sont partisans de l’autorité. Ils n’entendent en aucune façon briser toutes les entraves, toutes les contraintes. Croyant la réglementation nécessaire, ils se proposent, le pouvoir conquis, de le faire servir à l’application de leur système et de rétablir, sous l’euphémisme d’ « administration des choses », un système étatiste — le quatrième État, l’État socialiste, l’État ouvrier — dont le rôle sera de gérer la richesse sociale, et, pour cela, d’élaborer des lois, de prendre des décisions d’ordre général et, conséquemment, de les faire respecter. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, cette conception particulière d’une société socialiste est la continuation de notre système gouvernemental. Car, pour être en mesure d’assurer l’exécution d’une décision quelconque et a fortiori d’un ensemble de décisions simultanées et successives embrassant la totalité des manifestations de la vie individuelle et collective, il est indispensable d’employer la contrainte, de recourir à la force. C’est donc le maintien fatal de ce formidable appareil répressif qui nécessite police, tribunaux et prisons ; c’est l’obligatoire perpétuation de cette écrasante hiérarchie qui va du pouvoir suprême au plus humble représentant du fonctionnarisme ; c’est enfin non moins forcément la compression douloureuse de tous les besoins matériels, intellectuels et psychiques, pour que les individus ne soient pas tentés d’enfreindre la nouvelle réglementation établie par les nouveaux législateurs.
Seraient-ils heureux, ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ; ou encore condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux ? Les rivalités s’exerceraient-elles moins violemment qu’aujourd’hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d’envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque, le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé elles se livreraient bataille, pour les premières places dans la hiérarchie administrative ? Aurait-il plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c’est-à-dire de goûter le bonheur, l’individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ? Il est facile de concevoir une société dans laquelle n’existerait plus la propriété individuelle et survivraient pourtant, avec toutes leurs conséquences, les institutions politiques et morales de notre époque.
La transformation de l’organisation propriétaire n’amènerait pas le moins du monde la suppression des iniquités politiques et morales. Ceux qui sont victimes du « tous obéissent à quelques-uns » continueraient à être sacrifiés. Donc, les socialistes autoritaires, une fois de plus, ont tort.
Dans une œuvre admirablement documentée, Émile de Laveleye — une de leurs autorités — en étudiant « La propriété et ses formes primitives » démontre que l’appropriation privée est de date relativement récente et que, en tous cas, elle a été, dans tous les pays, précédée d’une appropriation plus ou moins commune. S’il était exact que le malheur social provînt du seul « Tout est à quelques-uns », il faudrait conclure que les peuples primitifs durent connaître la vie heureuse. Or, l’histoire, la tradition et la science établissent qu’il n’en fut rien.