Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LIB
1235

dans lesquelles chacun de ces grands Prêtres officie à son aise, — mais disputes qui n’empêchent pas parfois une entente momentanée, petite guerre qui comporte de fréquents armistices et qui peut — quand l’orgueil des leaders déposera — se terminer par un bon traité de paix. Par contre, entre les socialistes (collectivistes ou communistes) et les libertaires, toute conciliation est impossible. Les hostilités ne peuvent aller qu’en s’intensifiant et ne prendront fin que par la victoire complète et définitive des uns sur les autres.

C’est sur la véritable, l’unique cause de tous les maux relevant de l’organisation sociale que s’opposent les deux conceptions : socialiste et anarchiste. La lutte vient de là. Libertaires-anarchistes et Autoritaires socialistes et communistes déclarent volontiers, les uns et les autres, que cette cause, c’est l’organisation sociale ; toutefois cette expression : « l’organisation sociale » est extrêmement vague ; son sens exact demande à être précisé ; il y a plusieurs façons — parfois contradictoires — de comprendre ce terme et c’est lorsqu’on tente de le définir clairement et sans ambiguïté que le désaccord naît soudain. Qu’on me permette une comparaison : quand, afin de mieux étudier le corps d’un animal, le naturaliste en examine une à une chaque partie isolément, — comme si elle pouvait se séparer de l’ensemble — le fait ne peut se produire qu’à l’aide d’une abstraction qui n’existe que dans la pensée de l’opérateur mais que dément la réalité des choses. C’est par un procédé du même genre qu’on peut analyser successivement nos diverses institutions sociales ; mais il est bien certain que, en fait, les unes et les autres font partie d’un tout compact et homogène, dont il est impossible, autrement que par la pensée, de détacher les multiples éléments. Si les institutions économiques pèsent principalement et directement sur les besoins matériels de l’individu ; si les politiques atteignent plus spécialement ses besoins intellectuels ; si les morales frappent plus particulièrement ses besoins psychiques, affectifs et sexuels, l’indissoluble lien qui unit tous ces besoins chez l’être social, se retrouve dans ces diverses institutions. C’est que, au fond, et malgré ces adjectifs de distinction : économique, politique, morale, l’iniquité sociale est une comme l’individu est un. L’agencement des Sociétés contemporaines est extrêmement complexe ; il comporte un outillage et des proportions gigantesques : il peut être comparé à un colossal chantier comprenant les machines les plus diverses et les produits les plus variés. Ici, l’on travaille le fer ; là, le bois ; ailleurs, les tissus, etc. De formidables arbres de couche, reliés par des milliers de courroies, de tubes, d’axes, de cylindres, d’engrenages, à une multitude de mécanismes, communiquent le mouvement à ces derniers. Chaque appareil semble distinct, séparé, et pourtant tout se tient, se commande, s’enchaîne. La force motrice est une ; c’est elle qui distribue la vie à tous ces ouvriers métalliques. Que le moteur éclate et le silence se refera, le repos se produira.

Assourdi par le vacarme, distrait par la variété du spectacle qui s’offre à sa vue, perdu dans le nuage de poussière et de fumée qui l’enveloppe, le visiteur oublie facilement, dans cette inquiétante complexité, que tous ces appareils obéissent à la même force. Mais qu’il sorte de cette fournaise, qu’il gravisse la montagne voisine et là, dominant toute la région travailleuse, il sera frappé par cette admirable unité au sein d’une diversité dont les merveilles l’auront, une à une ébloui. De même, pour bien envisager l’immense laboratoire où s’élabore la souffrance humaine, il faut que le penseur fasse l’ascension ; qu’il s’éloigne du fracas, s’isole, et se recueille après avoir vu et examiné. Ainsi regardées de haut et se présentant d’ensemble, les choses se simplifient étrangement. Le philosophe, alors, acquiert la certitude que

l’organisation d’une société n’est que le développement nécessaire d’un principe primogéniteur ; qu’elle est la réalisation, dans le domaine des faits sociaux, d’une idée-mère ; que les diverses institutions reposent sur cette base unique ; qu’elles en dépendent en tout et pour tout ; que ce premier principe est aux institutions sociales ce que la force motrice est aux divers ateliers d’une usine, ce que le principe vital est aux organes d’un animal ; qu’en un mot c’est lui et lui seul qui les anime, les développe, les mouvemente, les met en action ; qu’il en est la raison d’être ; que, sans lui, elles se pulvériseraient.

Observateur et doué d’une logique pénétrante, le monde socialiste a compris cette vérité ; il a constaté qu’ainsi, les institutions de toute nature : économiques, politiques, morales, ne sont en réalité, par rapport à la souffrance universelle, que des causes dérivées ; qu’il faut chercher, au-dessus, la cause première de cette organisation ; que, celle-ci maintenue, toute la structure sociale garderait l’empreinte des mêmes vices ; que le seul moyen de remédier au mal, c’est d’en dénoncer l’origine et d’attaquer résolument celle-ci.

L’élément socialiste autoritaire voit cette origine dans le principe de « propriété individuelle » ; l’élément libertaire la découvre dans le principe d’ « autorité ». Ma conviction est que cette dernière opinion est fondée.

Je vais donc indiquer d’abord ou gît l’erreur ; je justifierai ensuite mon appréciation. Cette question est de premier ordre, car c’est de sa solution que dépend tout le problème. Je répète les termes de celui-ci : l’humanité souffre, elle est accablée par la douleur. Quelle est la source de ce fleuve d’infortune ? C’est la Propriété individuelle, parce qu’elle fait « les uns riches et les autres pauvres », disent les socialistes autoritaires, et les libertaires de répondre : « C’est l’Autorité, parce que faisant des uns des maîtres et des autres des serviteurs elle engendre toutes les oppressions, inégalités et compétitions, parce qu’elle s’oppose à la libre satisfaction de tous les besoins : physiques, intellectuels et moraux, satisfaction qui constitue, pour chaque individu, le bonheur, tout le bonheur ! » Telles sont les deux réponses ; voyons quelle est la bonne ; examinons qui a tort, qui a raison.

Malgré les obscurités dont on semble s’être plu à envelopper cette question (comme si l’on appréhendait d’être fatalement poussé jusqu’aux conséquences révolutionnaires qu’entraîne un tel examen), il est assez simple d’y apporter la lumière. La cause réelle, première, unique de la mondiale adversité le reconnaît au caractère « d’universalité » qu’elle doit nécessairement revêtir. Toute cause qui ne portera pas ce trait distinctif devra être repoussée ; seule devra être acceptée pour telle, celle qui présentera ce « signe de reconnaissance ».

Mais comment distinguer ce cachet « d’universalité ? »

En soumettant la cause présumée aux deux épreuves suivantes : 1° examiner si les souffrances humaines se rattachent toutes à cette cause et multiplier les expériences dans le domaine physique, intellectuel et moral pour arriver à une certitude en remontant de l’effet à la cause ; 2° contrôler le résultat de cette première constatation par la preuve inverse, c’est-à-dire en descendant de la cause à l’effet pour savoir si, en l’absence de la première, le second disparaît. On voit que rien n’est plus simple ni plus concluant. Ce critérium admis — et il me semble impossible de le contester — expérimentons-le en premier lieu sur la Propriété individuelle.

L’observation établit que la forme actuelle de la propriété — ce que j’appellerai l’iniquité économique — donne naissance aux inégalités les plus choquantes, à des compétitions sans nombre, à un épouvantable paupérisme. J’ai énuméré et décrit trop complaisamment (voir Anarchie, Anarchisme et la plupart des articles