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cessite une répression. Pourquoi le crime ? Parce que la passion trop et trop longtemps comprimée se satisfait à tout prix, même par le meurtre, même par l’assassinat. C’est la revanche de la nature outragée ou violentée. Pourquoi l’aplatissement de tout un peuple devant un tyran couronné ou un aventurier de la politique ou de l’armée ? Parce qu’on a tellement infusé dans nos veines le respect stupide de la force, que nous la subissons quand elle se montre dans la personne d’un gendarme ou d’un commissaire de police, et que nous l’acclamons lorsqu’elle se manifeste sous la forme d’un monarque, d’un ministre ou d’un général.

Je pourrais multiplier les points d’interrogation à l’infini, évoquer tous les morts, interroger tous les vivants, à tous demander le pourquoi de ce qu’ils ont souffert ; tous feraient entendre un « parce que » qui aboutirait à un scrupule, à un devoir, à une obligation, à une nécessité, à une servitude. Je défie qui que ce soit de découvrir une seule douleur d’ordre social qui ne découle pas d’une loi ou d’un préjugé, qui ne se rapporte pas à une tyrannie quelconque, qui ne corresponde pas à une contrainte, en un mot, qui ne puisse, en fin de compte, se résumer comme suit : « Je ne fais pas ce qui me plaît » ; « je suis contraint de faire ce qui ne me convient pas ». La société ressemble à un immense bagne ; les individus n’y circulent que les membres brisés par les chaînes, alourdis par les entraves. Ils sont comme emprisonnés dans un de ces instruments de torture qu’on utilisait au temps de la question. Le corps y est étreint tout entier, les pièces diverses de l’appareil se rapprochant alternativement, serrant tantôt la tête, tantôt les pieds. Quel que soit le tourment subi, il vient de l’instrument de torture. Celui-ci n’est-il pas l’image de l’Autorité ?

Aussi, quand je vois des populations entières n’interrompre leurs gémissements que pour demander de nouvelles lois, il me semble que ce sont des condamnés à la question qui supplient le bourreau de se montrer doux et compatissant ou encore le conjurent d’écraser un peu moins l’estomac, dût-il se rattraper sur les jambes et le crâne. Insensés ! Vous réclamez des lois ? Prenez toutes celles qui sont comme les pierres de ce monument colossal : le Code. Compulsez-les toutes, prenez-les une à une et vous n’en trouverez pas une seule qui n’afflige un certain nombre d’entre vous. Le sort d’une loi, quelle qu’elle soit, est de porter la douleur avec elle et si la souffrance est partout, c’est que la législation a tout envahi, tout réglementé, tout codifié. Elle a donné à toutes choses une allure méthodique et obligatoire qui leur enlève tout attrait quand elles en ont, et ajoute à leur désagrément lorsque, par avance, elles sont pénibles. Ignorez-vous donc que, comme le dit Rousseau, « toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d’instruments à la violence et d’armes à l’iniquité ? »

Vous revendiquez plus de bonne foi, plus d’équité dans le contrat social ? Mais il y a plus d’un siècle que Condorcet a écrit : « Quelle est l’habitude vicieuse, l’usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les institutions, dans les préjugés ? » De nouvelles lois ? Mais, malheureux, ne vous rendez-vous pas compte que ces nouvelles lois engendreront de nouvelles infractions, et celles-ci de nouvelles incarcérations ? Or, dit Esquires dans son ouvrage remarquable ayant pour titre : « Les Martyrs de la Liberté », la liberté n’est pas conquise et elle ne le sera pas « tant que les prisons seront debout. Il faudra les renverser et en jeter la clef dans l’abîme, quand on voudra qu’elles ne s’emplissent plus des douleurs du peuple ». Surtout ne dites pas : « tant pis pour ceux qui ne respectent pas la loi et s’attirent les sévérités de la magistrature ! » Les prisons sont une menace

pour tous. Nul ne peut affirmer qu’il ne se produira jamais de circonstances qui l’y fassent entrer. Elles s’emplissaient naguère de républicains ; ceux-ci se chargent aujourd’hui d’y envoyer leurs adversaires. Je plains celui qui peut regarder ces édifices en se disant : « Je ne serai jamais enfermé dans ces murs ! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion, ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se faire oppresseur lui-même.

Donc, dans l’ordre économique comme dans le politique et le moral, il n’est pas une affliction qui ne découle directement d’une servitude ou d’une contrainte, qui ne soit, par conséquent, le fait du principe d’Autorité. Voilà pour le premier point. L’examen est concluant si l’on va des effets à la cause. Il nous reste à tenter l’épreuve en sens inverse, c’est-à-dire en allant de la cause aux effets. Cette épreuve n’est, à la vérité, que le contrôle de la précédente. Lorsque, un peu plus haut, nous avons eu constaté que la propriété individuelle n’est pas la cause unique de toutes les adversités, nous n’avons eu aucune difficulté à reconnaître que la disparition de cette seule iniquité n’entraînerait pas celle de toutes les autres. En ce qui concerne l’Autorité, s’il est admis que tous les tourments de la vie individuelle et sociale se greffent sur ce tronc unique, il va de soi que, celui-ci sapé, il ne restera rien de l’arbre néfaste, rien de ses feuilles, rien de ses fruits, qu’un amas de matières putrides bien vite dispersées par le souffle libertaire. Que disparaisse le principe autoritaire et aussitôt s’effondrent toutes les lois, conventions, règlements et préjugés qui, dans la société moderne, meurtrissent la personnalité humaine. Les besoins cessent d’être contrariés et trouvent ouvert devant eux l’horizon infini des saines satisfactions ; les appétences se donnent libre cours ; les facultés, rationnellement cultivées, se développent normalement ; les aspirations trouvent dans le grand Tout matériel, intellectuel et affectif, les assouvissements désirables ; les attractions et les répulsions se classent, se sérient, circulent à l’aise, associant ici, désagrégeant là.

Les groupements se forment, se multiplient, se fédèrent, sans autre lien que l’intérêt général étroitement et indissolublement réconciliés avec les intérêts particuliers ; l’humanité prend sa place dans la nature, combinant harmoniquement hommes et choses, suivant les seuls principes de la force et du mouvement, sans autres entraves que celles afférentes à chaque être, à chaque état, à chaque âge.

Un individu a faim et il mange ; pourquoi ? Parce qu’il a conscience que le droit de se nourrir ne peut lui être contesté : plus de contrainte morale ! Et, parce que l’arbitraire du tien et du mien n’existant plus, il n’a plus à redouter la sentence d’un magistrat : plus de contrainte matérielle ! Deux jeunes gens s’aiment et ils cèdent, sans scrupule, aux désirs qui les jettent dans les spasmes enivrants ; pourquoi ? Parce qu’ils n’ont à appréhender ni les reproches d’une conscience bêtement timorée, ni la déconsidération publique, ni les conséquences éventuelles d’une heure de volupté, parce qu’ils savent au contraire que le plaisir est bon par lui-même et qu’il devient vertu lorsque, en s’en procurant, on en donne à un autre : plus de contrainte morale ! Et parce que, n’ayant à subir l’autorité de personne ni d’aucune loi, il leur semblera on ne peut plus naturel et équitable de disposer d’eux-mêmes comme il leur plaît : plus de contrainte matérielle !

Il est impossible d’imaginer qu’une seule des infortunes d’ordre social signalées au cours de cet ouvrage puisse survivre à la suppression du principe d’Autorité. Dans une société privée des lois qui attribuent la richesse aux uns et laissent la misère aux autres, dépouillée de la force qui sanctionne l’accaparement des pre-