Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/632

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LIB
1240

cette source. Ils sont les ennemis irréductibles de l’Autorité et les amants passionnés de la Liberté : c’est pourquoi ils se proclament libertaires.

Seuls, ils ont la courageuse franchise de s’affirmer libertaires et de se déclarer loyalement pour la liberté contre l’Autorité. Et, cependant, le masque jeté, instinctivement et au fond d’eux-mêmes, tous les hommes sont, sinon théoriquement, du moins pratiquement épris de liberté. Étant donné que, depuis des temps immémoriaux, l’humanité a adopté cette forme sociétaire qui consacre la domination d’une collectivité ou d’une classe, et la servitude de l’autre, il advient que, par la force même des choses, chacun tend à faire partie de la classe dominante, car il semble et il est en réalité plus avantageux et plus agréable de faire partie du groupe des maîtres que de se perdre dans la multitude des esclaves. Cette tendance à diriger, régenter, donner des ordres et gouverner répond en outre à une accoutumance héréditaire qui, se développant, en sens opposé, de génération en génération, a donné infailliblement naissance à deux races d’hommes : celle qui paraît faite pour porter la tête haute et ordonner et celle qui est appelle à courber l’échine et à obéir. L’observateur superficiel s’appuyant sur cette constatation, conclut à la légère que, les uns étant destinés à exercer l’Autorité et les autres à la subir, celle-ci est le principe rationnel et la condition même de l’Ordre dans toute société. Cet observateur se laisse abuser ; il prend l’Effet pour la Cause et il attribue faussement à celle-ci ce qui appartient à celui-là. Sans avoir besoin de recourir à une argumentation subtile qui exigerait de délicats et longs développements, je puis aisément dissiper l’erreur qu’il commet. Ce n’est pas la Nature qui a institué d’office, et par anticipation, en raison de la différence des constitutions et des tempéraments, des maîtres et des esclaves ; c’est la Société. La Nature, elle, à des époques si éloignées de nous que nul encore n’est parvenu à en fixer le commencement, a ajouté un anneau à la chaîne innombrable des espèces animales : cet anneau, c’est l’homme. Je laisse aux spécialistes de cette branche particulière de la Science, le soin et l’honneur de nous enseigner tout ce qu’ils savent de l’existence précaire et misérable de l’animal « homme » en ces temps préhistoriques. Je ne sais, moi-même, sur ces temps obscurs, que ce que peut en savoir toute personne qui s’est quelque peu intéressée à cette partie spéciale des connaissances humaines. Ce que nul ne peut ignorer, c’est que l’homme primitif vécut très probablement dans l’état d’isolement, sans autre guides que l’instinct de conservation et le besoin de reproduction : le premier le poussant à chercher ses moyens d’existence et le second à se procurer l’accouplement indispensable à la satisfaction de ses besoins génésiques. C’est ainsi qu’à la première molécule humaine : l’individu, succéda peu à peu le premier noyau : la famille. Lorsque, beaucoup plus tard vraisemblablement, plusieurs familles se formèrent et se rencontrèrent, il paraît probable qu’elles luttèrent tout d’abord entre elles et que les tués servirent de pâture aux survivants. Mais innombrables étaient, alors, les forces ennemies contre lesquelles nos lointains ancêtres avaient à se défendre et elles étaient de toutes sortes. Les familles furent insensiblement amenées à cesser de se faire la guerre et à se rapprocher, dans le but de se protéger mutuellement et d’être en état de se procurer moins difficilement et plus abondamment ce qui était nécessaire à leur vie. De la réunion de ces familles sortit la tribu. Nomades à l’origine, vivant de la chasse et de la pêche, ces tribus se fixèrent dans la contrée qui, au cours de leurs pérégrinations, leur offraient le plus de ressources et devinrent sédentaires. C’est alors, alors seulement, que ces tribus se multipliant, il est permis de dire que les individus qui les composaient vécurent en société et c’est alors, alors

seulement, que l’Autorité fit son apparition dans la personne des chasseurs les plus adroits, des pêcheurs les plus heureux, des vieillards les plus expérimentés et les guerriers les plus redoutables.

Ce petit aperçu historique suffit à démontrer que ce n’est pas la Nature qui a engendré l’Autorité, mais la vie sociétaire, et que, conséquemment (la cause devant être nécessairement antérieure à l’effet) c’est à tort que certains prétendent que le principe d’Autorité est le principe primordial et la condition même de l’Ordre dans toute société. La vérité est exactement le contraire de cette assertion. La réalité historique est que, choisis pour la défense et la protection des plus faibles, les plus forts, devenus des Chefs, ne tardèrent pas à devenir des despotes ; qu’ils forgèrent peu à peu des coutumes et des règles ayant pour but de légitimer leur domination et qu’ils s’entourèrent graduellement d’un rempart de sanctions et de violences destinées à réprimer toute tentative de révolte. En sorte que, loin d’être, depuis la formation des sociétés humaines, un facteur d’ordre, un régulateur d’équilibre, d’entente, de justice et d’harmonie, l’Autorité fut, dès le commencement, une cause de désordre et d’iniquité dont les brigandages et les crimes se sont, de siècle en siècle, aggravés et multipliés.

« L’existence de l’Autorité se perd dans la nuit des temps », disent la plupart des historiens. C’est exact. Mais on est en droit d’affirmer avec la même véracité que l’existence de la révolte, remonte à la même époque. Il y a concomitance entre celle-ci et celle-là ; car, du jour ou les chefs s’avisèrent de confisquer l’Autorité à leur profit, l’esprit de révolte prit naissance et la puissance des Maîtres ne parvint jamais à l’étouffer totalement ; à telle enseigne que l’histoire de tous les temps et de tous les peuples, fourmille de gestes d’insoumission, de complots, de conspirations, d’émeutes, d’insurrections, de soulèvements populaires ; elle démontre, éloquemment et jusqu’à l’évidence, que la haine de l’Autorité et l’amour de la Liberté ont jeté dans la conscience humaine des racines si profondes que ni persécutions, ni massacres ne réussirent à les en extirper.

Quand, à l’instar des libertaires, on envisage l’histoire sous cet angle déterminé, on est conduit à constater que le processus humain se déroule, dans le temps et l’espace, sur le plan du conflit incessant entre l’esclavage et l’indépendance, de la bataille permanente livrée par les individus, les nations et les races contre tous les éléments : naturels et sociaux, qui les réduisaient à la servitude et entendaient les y maintenir. Ce processus historique n’est plus, alors, autre chose qu’une épopée gigantesque, un duel à mort dressant tragiquement l’un contre l’autre ces deux principes contradictoires, ces deux forces fatalement opposées : l’Autorité et la Liberté.

Je sais que des esprits généreux, des cœurs pavés — comme l’Enfer — d’excellentes intentions conçoivent l’irréalisable rêve de concilier ces deux forces ennemies, et d’amalgamer dans un dosage savant, ces deux principes irréductiblement contraires. Eh bien ! Supposez deux personnes dans une même salle. L’une veut absolument que la porte soit fermée ; l’autre veut non moins énergiquement que la porte soit ouverte. La discussion menace de s’éterniser et des paroles on va venir aux coups, lorsque s’introduit un troisième personnage qui, doucereusement, ne voulant se mettre à dos personne, ami de la chèvre et protecteur du chou, s’efforce d’amener la conciliation en proposant que la porte soit fermée, tout en restant ouverte, ou qu’elle soit ouverte tout en restant fermée. Le premier, l’autoritaire, veut que la porte soit fermée, c’est-à-dire que l’Autorité règne : le second, l’anarchiste, exige que ! a porte soit ouverte, c’est-à-dire que la Liberté soit. Et le troisième, ne voulant ni de l’autorité qui va jusqu’à l’oppression, ni de la