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tance de cet esprit de liberté, que celui-ci se soit accru de toutes les oppressions et que cette soif d’indépendance ait augmenté chez les asservis dans la même proportion que l’amour de la domination chez les maîtres.

L’histoire — non pas cette comédie dans laquelle monarques, ministres et grands capitaines sont seuls acteurs, mais ce drame d’un intérêt palpitant qui raconte la vie des peuples, les souffrances des déshérités, leurs aspirations et leurs révoltes — l’histoire n’est que l’écran sur lequel se développent les émouvantes péripéties de la lutte millénaire du principe de Liberté contre le principe d’Autorité. Il est dans la nature de l’Autorité de chercher constamment non seulement à conserver les positions acquises, mais encore à en conquérir de nouvelles ; cette tendance n’est pas moins dans la nature de la Liberté et comme le domaine de l’un ne peut s’étendre qu’au détriment de l’autre, l’essence même de ces deux principes diamétralement opposés est, je tiens à le redire, de se livrer un perpétuel combat. Or, toute la vie humaine depuis l’antiquité jusqu’à notre siècle est contenue dans les deux termes que voici : élimination progressive du principe d’autorité, affirmation graduelle et correspondante du principe de liberté. Chaque conquête de celle-ci est une défaite pour celle-là. L’immense cri de : « Liberté ! Liberté ! » retentit à travers les âges. Toutes les révoltes, toutes les revendications, toutes les révolutions ont ce mot d’ordre. Lisez la profession de foi de tous les candidats, parcourez le programme de tous les partis politiques : vous ne trouverez pas un manifeste qui ne revendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de celle-ci. C’est que tout le monde sent et sait que sans liberté, il n’y a pas de bonheur, que, comme le dit L’Hôpital : « Perdre la liberté ! Après elle que reste-t-il à perdre ? La Liberté, c’est la vie ; la servitude, c’est la mort ! » que, suivant la belle parole de Proudhon : « La perfection économique est dans l’indépendance absolue des travailleurs, de même que la perfection politique est dans l’indépendance absolue du citoyen ». Pour être complet, Proudhon aurait dû ajouter que la perfection morale est dans l’indépendance absolue des consciences dégagées de tous préjugés de tous dogmes. Emile de Girardin n’a-t-il pas écrit : « Dans l’avenir, le progrès sera de rétrécir de plus en plus le cercle des lois positives et, au contraire, d’élargir de plus en plus le cercle des lois naturelles. Toute loi naturelle est un principe qui se vérifie par la justesse de ses conséquences. Toute loi positive est un expédient qui se trahit par ses complications. » « On n’élève pas les âmes sans les affranchir », dit Guizot dans un accès de franchise. En un langage d’une suave poésie, Marc Guyau prédit le prochain triomphe de la liberté : « Dans l’avenir, l’homme prendra de plus en plus l’horreur des abris construits d’avance et des cages bien closes. Si quelqu’un de nous éprouve le besoin d’un nid où poser son espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans la liberté de l’air, le quittant quand il en est las, pour le refaire à chaque printemps, à chaque renouveau de sa pensée ». Guillaume de Greef s’exprime ainsi : « Le principe, aujourd’hui, n’est plus contestable : la société n’a que des organes et des fonctions ; elle ne doit plus avoir de maîtres. » « La tendance pratique du matérialisme, dit l’éminent auteur de l’homme selon la science, Louis Büchner, est aussi simple, aussi unitaire, aussi claire et nette que sa théorie ; et tout son programme pour l’avenir de l’homme et de l’humanité, peut s’exprimer en quelques mots contenant tout ce que l’on peut et doit, théoriquement et pratiquement, revendiquer pour et avenir. Les voici : Liberté, instruction et bien-être pour tous ! ». « Ni Dieu, ni Maître ! » a dit Blanqui. Il est étrange de trouver les lignes que voici sous la signature d’un écrivain qui fut député, c’est-à-dire « fabri-

cant de lois » ; mais les politiciens, comme la politique, sont pleins de ces contradictions. « nulle dépendance, écrit M. Barrès, une vie aisée, l’entière harmonie avec les éléments, avec les autres hommes et avec notre propre rêve ; voilà quel besoin m’agite et le satisfaire c’est toute ma conviction ». Voici enfin comment s’exprime un des savants les plus estimés, M, Letourneau, dans « L’Évolution politique » : « Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant dans les républiques des fourmis et des abeilles, c’est le parfait maintien de l’ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement ; personne n’obéit à personne et cependant tout le monde s’acquitte de ses devoirs civiques avec un zèle infatigable ; l’égoïsme semble inconnu ; il est remplacé par un large amour social. »

Assez de citations. Ce qu’il faut retenir de ces extraits, c’est que, de l’avis d’une foule de penseurs non moins que de la constatation des faits, il ressort que c’est dans le sens de la liberté que l’évolution se produit. C’est là une vérité en quelque sorte banale, tant elle est évidente par elle-même ; car nul ne peut supposer que l’humanité puisse se mouvoir dans le sens de la servitude. Je n’ai insisté sur ce point que pour montrer l’accord existant entre la théorie et les faits, et prouver que, si une étude impartiale et minutieuse de l’organisme social nous conduit à reconnaître que le principe d’autorité est la cause unique de la souffrance qui nous étreint, l’humanité a, depuis longtemps, compris — inconsciemment, souvent même sans qu’il y paraisse — que le mal vient de là, puisque, depuis des milliers d’années, elle cherche à s’affranchir et ne cesse de combattre les esclavages multiformes qui la brisent.

Dans le domaine biologique et cosmique, l’élimination de la servitude ne sera jamais complète ; à ce point de vue, donc, la liberté humaine n’existera jamais à l’état absolu, il s’agit simplement de restreindre à son minimum l’asservissement et de pousser l’émancipation à son maximum.

Mais la domination de l’homme sur l’homme, l’exploitation de l’homme par l’homme, en un mot, l’esclavage social, d’ordre entièrement artificiel et transitoire, peut et doit être entièrement aboli. Pas de bonheur espérable sans cette porte brisée d’abord et s’ouvrant ensuite sur les perspectives heureuses de l’avenir. En dehors de la liberté sociale conquise par l’abolition de l’Autorité sociale, c’est la misère, l’oppression, la contrainte, la douleur, sans qu’il puisse y être porté remède. A ce point de vue, l’élimination complète du principe d’Autorité, d’une part, l’affirmation intégrale du principe de Liberté d’autre part, voilà l’idéal ! Voilà, en même temps, le terme fatal de l’évolution à laquelle nous assistons.

L’esprit d’indépendance n’est plus aujourd’hui une aspiration nuageuse vers un Droit platonique ; il se pénètre de la conviction que l’exercice de la liberté est incompatible avec celui de l’Autorité. Tandis que les assoiffés de pouvoir, les inconscients et les peureux qu’affolent les symptômes du prochain bouleversement social rêvent de remettre à l’État la clef de toutes choses, celle des intérêts économiques comme celle des affaires politiques, il se forme, avec une vigueur qui fait présager les succès futurs, une humanité de plus en plus nombreuse, écoutée, résolue et consciente, bien décidée à laisser à l’État le moins de clefs possibles et même à le supprimer pour ne point lui en laisser du tout. Ceux que les vicissitudes présentes plongent dans l’admiration du passé ne cessent de répéter que la propriété privée, le gouvernement, la religion, la famille, la patrie, ont rendu à l’humanité les plus grands services ; à les entendre, ce sont ces principes et ces institutions qui firent naître et assurèrent tous les progrès réalisés. Peu importe !