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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/635

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L’observation établit que tout évolue. Propriété, gouvernement, patrie, religion, famille et toutes les institutions qui en découlent ont eu leur heure dans l’histoire. Adaptées aux développements de jadis, elles l’ont été, elles ont dû l’être nécessairement. Est-ce une raison pour qu’elles soient conformes aux développements d’aujourd’hui ? Le vêtement qui habille un enfant ne saurait être porté par un adulte. L’humanité fut cet enfant : elle vagissait intuitivement vers la liberté. Aujourd’hui elle est adulte. Faudrait-il donc qu’elle supportât encore et toujours le maillot et les langes, sous prétexte que ceux-ci lui furent « utiles » autrefois ? Ses chairs sont fermes, ses membres robustes, ses muscles solides ; elle veut marcher seule, aller où bon lui semble, circuler selon sa fantaisie. Elle ne veut plus de maître, plus de tyran.

Elle commence à se rendre compte que toute société repose et ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. Elle a subi la force brutale du guerrier, celle du sorcier, du prêtre et du monarque incarnant la Force mystérieuse de la croyance en la Divinité, celle de la Force anonyme et ondoyante du Nombre représentant la Force aveugle des Majorités ; elle fait présentement la douloureuse expérience de la Force personnifiant la Dictature d’une classe. Le jour approche ou, ayant parcouru tout le cycle, épuisé toutes les formes sociales reposant sur la Force, elle finira par concevoir que c’est sur la Raison, c’est-à-dire sur la Liberté que la Société doit être bâtie pour la félicité de tous et de chacun.

A travers les obstacles et les embûches que les détenteurs de l’Autorité et leurs soutiens — j’allais écrire « souteneurs » — multiplient sous ses pas, elle s’achemine vers la Liberté. Les résistances désespérées qu’on lui oppose ne décourageront pas les libertaires. Ceux que terrorise le pressentiment d’un bouleversement social plus ou moins prochain peuvent redoubler d’acharnement dans les mesures d’étouffement et de répression par lesquelles ils tentent de briser l’élan. Celui-ci est désormais irrésistible. Menaces et persécutions ne parviendront pas à abattre la foi de ceux qui ont — enfin ! — compris que l’Autorité c’est le Mal et que la Liberté, c’est le Bien. Derrière les générations qui montent, c’est l’Autorité vieille et chancelante, avec son escorte de brigandages de détresses matérielles et morales, d’ignorances et de guerres ; devant ces générations, c’est la Liberté resplendissante de jeunesse et de vigueur, avec ses horizons illimités de paix, de savoir, d’abondance, de joie et d’harmonie. C’est l’Anarchie apportant à tous les humains débarrassés à jamais de tous les Dieux et de tous les Maîtres, la possession de ces deux trésors qui les contiennent tous ; le Bien-Être et la Liberté. — Sébastien Faure.


LIBERTÉ INDIVIDUELLE. On entend généralement par liberté individuelle « le droit de disposer librement de sa personne et d’obtenir protection ou réparation contre les arrestations illégales, violations de domicile, ou autres atteintes portées à la sûreté dont chaque citoyen doit jouir dans la société » (Larousse). D’après Littré : « le droit que chaque citoyen a de n’être privé de la liberté de sa personne que dans les cas prévus et sous les formes déterminées par la loi. »

La liberté individuelle ainsi entendue n’est pas la liberté naturelle définie par Littré : « Le pouvoir que l’homme a naturellement d’employer ses facultés comme il lui convient », et par Larousse : « le droit que l’homme possède par nature d’agir à son gré, et non par une contrainte extérieure » ; elle est la liberté civile, pouvoir ou droit de « faire tout ce qui n’est pas défendu par les lois ». La jouissance des droits que donne la loi est la liberté politique.

Dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, sous la forme où on l’entend généralement et qui fut votée par l’Assemblée Constituante de 1789, la liberté est ainsi définie dans les articles 4 et 5 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de chacun n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membresde la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas. »

Bescherelle dit : « Faire ce qui nous plaît est la liberté naturelle ; sans nuire aux autres est la liberté civile. » Il est certain que la liberté naturelle de l’individu doit être limitée, dans la vie en société, par la liberté des autres. C’est le principe qui doit régir la liberté civile, celui qui, de tout temps, a été à la base des protestations contre les atteintes à la liberté humaine et des revendications en faveur de la liberté individuelle. Il a sa base morale et sociale dans la maxime de la justice disant : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. » Sans ce principe, il n’est pas de société possible, et il n’est pas d’homme doué de raison, fût-il le plus farouchement individualiste, qui puisse le contester. Quand Rabelais disait : « Fais ce que veulx », il s’adressait aux hommes sages de son abbaye de Thélème. La question est dans les limites que la sagesse humaine doit fixer à la liberté, d’elle-même et sans contrainte, pour faire que la liberté de chacun et de tous soit respectée. Est-ce la loi, comme on l’entend généralement, qui pourra fixer ces sages limites ? Nous répondons, sans aucune hésitation : Non.

On dit que les anarchistes sont des « utopistes » parce qu’ils prétendent que la liberté de chacun et de tous ne sera possible que dans une société où il n’y aura plus de lois. Il est encore plus utopique de prétendre faire des lois qui respecteront et feront respecter cette liberté. Le Nouveau Larousse illustré, qu’on ne saurait taxer de tendance anarchiste, dit ceci : « L’exercice normal de la liberté politique exige trois conditions : 1° il faut que le citoyen ne soit pas contraint de faire autre chose que ce que prescrit la loi ; 2° il faut que la loi soit l’œuvre de la volonté libre des citoyens ; 3° il faut que la loi, toujours modifiable, ne viole jamais la justice. »

Il est aussi difficile de faire des lois remplissant ces conditions que de vivre sans lois. Si les hommes sont capables de faire et d’observer de justes lois qui respecteront leur liberté, ils sont certainement capables de vivre sans lois. Pourquoi, alors, faire des lois, si ce n’est pour restreindre ou leur enlever leur liberté par des moyens plus ou moins brutaux ou hypocrites ? Et les lois n’ont jamais eu d’autres fins.

Examinons les trois conditions réclamées pour « l’exercice normal de la liberté politique ». D’abord, la loi ne doit pas contraindre les citoyens à faire autre chose que ce qu’elle prescrit. C’est la seule condition que la loi remplit ; elle suffit pour démontrer la nocivité de cette loi, car elle sanctionne une liberté arbitraire et immorale, celle de l’adage qui dit : « Tout ce que la loi ne défend pas est permis. » Les auteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme n’ont pas vu la contradiction dans laquelle ils se mettaient en disant : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et, plus loin : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. » C’est précisément par le moyen oblique de ce qu’elle n’empêche pas que la loi autorise les pires attentats à la liberté, en soutenant le régime de l’exploitation humaine et en légitimant toutes