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en Algérie, au Maroc. Les chrétiens, qui prétendent avoir apporté au monde l’amour du prochain, virent en eux des possédés du démon ; ils les enfermèrent, les isolèrent, les enchainèrent et leur imposèrent des sévices de toutes sortes quand ils n’allèrent pas jusqu’à les brûler comme sorciers, Ainsi s’établirent, pour exister encore aujourd’hui, les maisons d’aliénés, qui sont « des prisons et non des hôpitaux », où les fous traînent une existence de pauvres bêtes en cage. Il a fallu arriver à la fin du XVIIIème siècle, au temps de la Révolution, pour que le savant Pinel « éleva l’insensé à la dignité de malade » et s’efforça d’apporter quelque douceur dans le traitement des aliénés sur qui régnaient des belluaires plutôt que des infirmiers. Mais les aliénés sont toujours internés, traités plus ou moins en bêtes fauves, et l’odieuse loi du 30 juin 1928 a resserré encore plus sur eux le cercle infernal en permettant de faire partager leur sort à des gens sains d’esprit mais encombrants pour la « confrérie des puissants » !…

Il n’y a pas encore un siècle que la science officielle a découvert dans la Campine, en Belgique, un village où, depuis un millier d’années, des aliénés venus de tous les côtés du monde, forment une colonie libre, mêlée à la population. Ils y trouvent tous les égards que mérite leur état ; ils y reçoivent tous les soins pouvant leur rendre l’intégrité de leur personnalité. Ils sont soutenus, réconfortés, dans leurs moments de lucidité, par cette impression qu’ils ne sont pas retranchés de la communauté humaine. L’histoire de ce milieu, de son organisation, des résultats remarquables et émouvants qu’il a produits, a été racontée par M. Jules Duval, ancien magistrat dans un ouvrage intitulé : Gheel, ou une colonie d’aliénés vivant en famille et en liberté (Hachette, 1867). L’expérience faite à Gheel depuis si longtemps est décisive ; elle devrait inspirer les administrations compétentes. Mais l’état social où règnent tant de prétentieux ignorants aussi vides de cœur qu’encroûtés de fausse science a autre chose à faire qu’à s’occuper des aliénés, de leur liberté, du bonheur qu’on pourrait leur donner en faisant qu’ils ne soient plus une charge pour la collectivité. Comme l’écrivait Jules Duval : « Gheel, création des siècles et des mœurs, est trop beau pour être imité par voie administrative ; il y faut trop de dévouement, trop de bonté, trop de cœur en un mot, et aussi trop de liberté pour une organisation purement officielle… C’est un exemple, un modèle, qui rayonne sur le monde par chacun de ses principes et de ses bienfaits ».

La question est la même pour les aliénés que pour ceux appelés « criminels » que l’on astreint, dans les prisons, à une existence improductive et dont on achève la démoralisation. Pour tous, comme pour tous les disgraciés, les faibles, les exploités, les vaincus, il n’y aura de bonté de liberté que dans une société où l’on ne subira plus l’injustice et la violence de malfaiteurs subtils et de brutes sanguinaires.

Liberté des animaux. — Après tant de constatations lamentables sur les conditions de la liberté humaine, peut-on parler de la liberté des animaux sans exciter le rire et les sarcasmes ? Nous devons d’autant plus en parler que l’œuvre poursuivie ici est de protestation contre la sottise qu’engendre l’ignorance et la lâcheté complice de la violence. Nous devons être d’autant plus affirmatifs et énergiques que nous flétrissons un état social que nous voulons voir disparaître, qui disparaîtra quand la raison humaine saura lui en substituer un autre où la liberté ne sera plus un mot mais un fait. Et nous ne méprisons pas assez les hommes, même ceux d’aujourd’hui, pour ne pas leur demander d’avoir pour les animaux certains égards ; ils pourraient par la même occasion, les avoir aussi pour eux-mêmes.

Nous ne discuterons pas du sacrifice des animaux qui

est une nécessité vitale pour l’homme, obligé à se nourrir et à se défendre comme toutes les espèces qui sont dans la nature. Le sort de tous les êtres est d’être à la fois dévorateurs et dévorés ; c’est la loi du transformisme, c’est-à-dire de la vie, en incessant mouvement et dont Shakespeare a montré le cercle dans cette image : « le poisson mange le ver, l’homme mange le poisson et le ver mange l’homme » Les mystiques eux-mêmes, qui seront mangés un jour malgré leurs prétentions à une vie surnaturelle, et ne mangent pas de viande « pour ne pas tuer », sont aussi meurtriers que ceux qui en mangent. La salade dont ils se nourrissent a autant de droits à la vie que le mouton qu’ils épargnent, et ils ne s’interdisent pas de détruire, à chacun de leurs mouvements respiratoires qui se répètent de quatorze à dix-huit fois par minute, des millions d’animalcules ayant tout autant qu’eux droit à la vie. Mais ce qui n’est d’aucune nécessité, c’est d’ajouter au sacrifice inévitable des animaux l’exploitation et la privation de la liberté pendant le temps qu’on les laisse vivre, quand ce n’est pas le plaisir immoral et odieux de les faire souffrir.

L’exploitation et la souffrance imposées aux animaux participent des mêmes méthodes d’injustice et de violence qui poussent l’homme à se faire souffrir lui-même. Si les animaux domestiques sont arrivés par une accoutumance héréditaire à s’accommoder de la privation de liberté, c’est en échange de garanties de développement et de sécurité que l’homme leur a données et qu’il n’est nullement nécessaire d’accompagner de mauvais traitements. On s’indigne à la lecture de récits d’anthropophagie disant que les « sauvages » ont le soin d’engraisser leurs victimes avant de les mettre en broche. Les « civilisés » en font autant par les gavages barbares qu’ils imposent aux animaux de basse-cour. Il n’est pas d’exploitation plus cruelle que celle imposée par l’homme à sa « plus noble conquête », le cheval, dont il a fait le martyre de la rue, le martyre du cirque, le martyre de la mine, le martyre des étangs à sangsues. Et l’homme qui frappe le plus durement sur les flancs de la bête épuisée est celui que le patronat exploite le plus férocement, de même qu’il est le plus incapable de s’entendre avec les autres exploités pour changer son sort. Inconscience, lâcheté, sournoise satisfaction de venger sa misère sur plus misérable que soi : il y a trop souvent ces choses-là dans les souffrances imposées aux animaux !… Des hommes, des prolétaires, des chairs à travail et à mitraille, vont se réjouir aux spectacles des chasses à courre, des combats de coqs ou de chiens, des « corridas de toros », où l’animal est poursuivi, traqué, torturé, assassiné avec des raffinements sadiques. Ils vont applaudir dans des ménageries les exploits de belluaires grotesques acharnés à faire passer leur propre férocité chez de vieux fauves neurasthéniques, abrutis par les supplices qui accompagnent leur captivité. Ils vont admirer des « animaux savants » à qui on a appris à être aussi sots que l’homme, à coups de fouet, en les faisant marcher sur des plaques métalliques chauffées, en leur enfonçant des clous dans les pieds, quand ce n’est pas en leur crevant les yeux comme aux pinsons « pour les faire mieux chanter » !…

Tant qu’on assistera à l’indifférence des misérables devant la souffrance de plus misérables, l’état social demeurera le même enfer pour tous. Les hommes ont besoin d’acquérir le véritable sens de la liberté en respectant celle des plus faibles. La liberté est inséparable de la justice qui veut la liberté de tous. Lorsqu’ils auront appris le respect des plus faibles, les hommes seront alors capables de l’exiger des plus forts. Tant qu’ils attenteront à la liberté des faibles, vieillards, femmes, enfants, animaux, ils ne seront eux-mêmes que des esclaves, car ils n’auront pas su trouver dans la solida-