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A partir de 1840, la libre-pensée fait de grands progrès en Amérique, l’influence panthéiste de R. Owen se dépasse et Kneeland, fondateur du plus ancien journal de libre-pensée le Boston Investigator (1831) fut condamné en 1833 à deux mois de prison. — G. Brocher.

LIBRE-PENSÉE. De même que je considère avec inquiétude — du point de vue de l’avenir humain comme de la pureté de nos connaissances ultérieures — toute sociologie qui vise au système et s’y emprisonne, toute idéologie qui tend au culte et s’y réduit, de même toute « libre-pensée » me met en alarme et m’apparaît celer quelque tare ou quelques faiblesses invaincues, qui laisse le plus petit domaine en dehors de son investigation.

La libre-pensée est avant tout — sinon elle retourne à l’Église — effort vers la pensée libre. Et se situe en marge d’une activité d’esprit qui m’intéresse sympathiquement quiconque (et avec lui toute modalité intellectuelle) refuse à notre examen et met à l’écart de son propre contrôle soit une idée, soit une institution, une hypothèse philosophique, une solution sociale, un élan du sentiment ou une édification de la raison, bref dérobe quelque matière ou quelque forme à l’analyse ou n’admet pas, après une première interrogation, qu’elle reste soumise à une permanente vérification. Que ce soit paresse, passivité, parti-pris ou lâcheté humaine, la personnalité abdique ou s’amoindrit qui abrite des « vérités » toutes faites en un tabernacle intangible. Que quelqu’un dresse un autel des notions tabou et s’effondre entre nous le pont des recherches communes. Pas de réserves dévotes et de respects à genoux bas, à regards clos. Pas de régions sucrées interdites à nos pénétrations. Pas de grottes où l’on n’entre pas ; nous voulons voir !

Et la croyance, et le dogme, et la révélation qui muent a priori l’invérifié en certitude, le momentané en immuable, l’inconnu en surnaturel et les soustraient à notre dissection d’abord, à notre révision ensuite, qui, des impénétrés provisoires — impénétrables peut-être — font des inconnaissables certains aux « explications » divines, hissent un mur d’ombre devant nos pas et sont par essence incompatibles avec cet esprit critique qui est à la base de la connaissance et la condition d’un libre-examen sans obstacle, d’une libre-pensée avertie et totale.

Mais par cela même — et c’est d’ailleurs la marque de son audace et de sa virilité, la garantie aussi de sa fécondité — la libre-pensée se doit de tout étudier, d’approcher hardiment de toute zone obscure avec l’espérance de quelque vérité. Le sentiment anticipateur, que d’aucuns nomment religieux (appellation impropre et équivoque, car à la religion se rapportent toutes les « solutions » stagnantes, toutes les données « célestes », soustraites à la démonstration, toutes les impulsions d’acceptation, et nous ne pouvons sans danger laisser appliquer cette terminologie à l’hypothèse, excitant scientifique de l’expérience) le sentiment anticipateur, ancré au cœur de l’homme depuis l’enfance de l’humanité est un des moteurs humains soumis à notre interrogation ouverte et large et l’écarter — à plus forte raison le condamner — sans l’entendre est une faute et un danger. Car tel ostracisme révèlerait une restriction de la méthode et comme le tracé d’un cordon de peur autour de nos curiosités enrichisseuses.

Ce sentiment n’est peut-être que l’impatience puérile de la faculté de savoir. Par les chemins proprement religieux, il mène à la foi aveugle — cette paralysie de la recherche — mais par les aspirations ardentes et vaillamment questionneuses d’une haute avi-

dité humaine, il engendre un idéalisme singulièrement fécond. Il témoigne d’ailleurs d’une assez saisissante vitalité pour que nous nous penchions sur lui hors du sarcasme desséchant et que nous tâtions ses témérités, ses erreurs, ses déviations, ses velléités, aussi ses promesses. Mais le religieux qui vient à nous fermé n’est pas le frère critique du libre-penseur. L’est seulement celui, quelque emprise que conserve encore sa croyance, qui s’ouvre et dit : « Ensemble, nous qui cherchions toujours, regardons au fond de nous-mêmes comme des choses… » Il n’est pas (et cela, promptement, va nous garder de l’équivoque et des taquineries intestines), il n’est pas un adepte des religions établies ou des cultes en gestation, qui nous tiendra ce langage de la prudence et du doute et qui, activement, jettera dans le crible les absolus de son cerveau ou les enseignements définitifs de ses prêtres. Mais, par contre, qui fait ce pas loyal vers la lumière est — des vocables seuls encore nous éloignent — virtuellement déjà des nôtres…

L’accueil que nous offrons ainsi à l’adepte des théocraties classiques, nous le tenons prêt pour l’illuminé des filiales rajeunies du déisme. Mais si sympathique en apparaisse l’allure, si voisines de nos espérances en soient parfois les gestes familiers, si orientée vers la liberté ressorte leur attitude pratique, nous ne pouvons regarder sans défiance les courants dont l’esprit ramène à la superstition. Quels que soient leur figure moderniste, leurs vêtements et leur adaptation scientifique — voire certaines de leurs attaches — nous attendons, sans adhésion précipitée (quoique disposés à promener nos flambeaux droits parmi les arcanes nouvelles), les invitations et les éclaircissements du spiritualisme et de ses dérivés (théosophie, occultisme, magie, astrologie, etc.) comme de toutes les tendances et des réactions (sentimentales pour la plupart) qui accordent à la foi plus de place qu’à la preuve et n’établissent de liaison avec « l’au-delà » (Dieu ou Cosmos) qu’à la faveur de la supercherie ou de la suggestion et n’apportent à nos questions inquiètes d’autre réponse qu’un credo…

De même nous demeurons sceptiques à l’égard des systèmes — sociaux ou autres, et arborassent-ils l’étiquette libertaire — pour lesquels leurs protagonistes refusent d’attendre le baptême des faits et la consécration de l’expérience et vis-à-vis desquels la critique, bien qu’animée d’un loyal souci de réformation, est accueillie avec une impatience hostile et des manifestations d’intolérance. Qui ne supporte dès aujourd’hui la discussion de ses constructions favorites sera, dans l’avenir, si les événements lui répondent, le gardien sectaire d’une forme périssable et l’ennemi d’un mieux attendu. La libre-pensée ne peut s’enfermer dans le champ préconçu des doctrines. Elle a besoin de confronter et de mettre en balance, de ne donner aux solutions qu’on lui apporte qu’une adhésion révisable, de tenir ouverte à « l’élément nouveau » sa confiance et sa raison. Elle ne peut — ce serait sa condamnation et sa perte — s’adapter à la mentalité fermée du partisan, ni épouser l’esprit de corps des organisations et des clans.

C’est assez dire que nous ne pouvons nous approcher sans réserves de ceux — hommes ou groupes — qui, cantonnés dans un anticléricalisme « homaisien », témoignent, par leurs actes essentiels, de la persistance d’une inquiétante religiosité. Ils sont encore prisonniers du passé et libres-penseurs seulement d’intention les militants qui poursuivent les pratiques des religions régnantes et n’ont pas affranchi leur propre pensée et leur vie, des habitudes de fanatisme et de crédulité. Autour de leur esprit rôdent et se reforment les conspirations de l’intolérance et du dogme. Si les préjugés et le