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analogie morale qui marque les mythes et les légendes éclos dans différentes contrées ». Il en voyait la source dans « l’origine commune des êtres ». M. Bédier a écrit : « Chaque recueil de contes a sa physionomie propre. Les mêmes contes à rire, qui ne sont chez nous que des gaillardises, étaient jadis des exemples moraux qu’un brahmane faisait servir à l’instruction politique des jeunes princes. À ces mêmes contes gras, les Italiens ont ajouté des épisodes de sang qui en augmentent l’intérêt dramatique. Chaque version d’un même conte exprime, avec ses mille nuances, les idées de chaque conteur et celles des hommes à qui le conteur s’adresse. »

Les légendes héroïques qui forment la matière épique de chaque peuple ont les mêmes origines multipliées. L’esprit de révolte, qui s’est certainement manifesté dès les premiers abus d’autorité, a eu de nombreux symboles avant d’arriver au plus magnifique de tous, celui de Prométhée personnifiant dans toute sa plénitude la volonté de l’individu irréductiblement tendue vers la liberté. Prométhée avait eu son aîné iranien dans Zohak enfermé dans une caverne du Demanved ; il eut son cadet dans Encelade écrasé sous l’Etna. Il a des multitudes de frères et de descendants dans toutes les mythologies qui contèrent les luttes des hommes pour échapper à la tyrannie des dieux, dans l’histoire de tous les héros célèbres ou obscurs mis à la torture et livrés au supplice par les homuncules grotesques qui ont pris la place des dieux, depuis les Césars maîtres des grands empires anciens jusqu’aux Soulouques modernes qui régentent les démocraties d’ilotes. Par-delà le bien et le mal sur lesquels les religions échafaudaient leurs dogmes étouffants, Prométhée ignorait la terreur et l’humilité d’Adam chassé du paradis terrestre, se courbant sous la malédiction divine, acceptant la « bonne souffrance » avec l’opprobre éternel, et implorant lâchement la miséricorde de son bourreau. Il était le révolté superbe, la voix de l’univers entier par qui « le viol de la justice crie toujours vengeance » (E. Reclus). Il disait aux hommes, à l’encontre des prêcheurs de résignation : « Je vous promets la réforme et la réparation, ô mortels, si vous êtes assez habiles, assez vertueux, assez forts pour les opérer de vos mains ! » Il rendait au roi du ciel anathème pour anathème. « On le cloue sur les rocs. La foudre, le châtiment, le supplice, l’isolement ne le domptent pas ; il s’enorgueillit de sa torture ; il sait qu’elle sera féconde. » (Ph. Chasles). Elle l’a été en effet et l’est toujours, comme animatrice de la forme la plus vivante et la plus belle de la littérature : la révolte de l’esprit humain.

Il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur l’origine et la transmission des récits de tous genres qui composent la littérature. Leur recherche ne peut se faire que conjointement à celles de l’archéologie et de la linguistique ; mais dès maintenant, l’origine de ces récits dans leur unité, et leur transmission sans solution de continuité, paraissent établies par les plus anciens monuments qu’on a découverts.

L’idée fondamentale de la pensée humaine et universelle, sa manifestation éternelle, sont dans la célébration de la vie, des forces qui la produisent et de celles qui l’entretiennent. Les multiples aberrations apportées par les religions n’ont rien pu changer à ce principe. Elles ont seulement semé la confusion dans l’esprit des hommes assez faibles pour les suivre et elles n’ont fait que leur malheur. La vie et la pensée sont nées de la puissance doublement fécondante du soleil, de sa chaleur et de sa lumière. Dans le culte du soleil résident l’unité et la discontinuité de la pensée. Ce culte fut celui du premier homme qui éprouva la chaleur et ouvrit les yeux à la lumière de l’astre bien-

faisant ; les religions elles-mêmes ont dû l’adopter pour se faire admettre par l’humanité. Toute la littérature en est imprégnée, inspirée, qu’elle soit celle du croyant ou de l’athée, du maître ou de l’esclave, du civilisé ou du barbare, du chrétien, du juif, du mahométan, du bouddhiste, ou des plus primitifs Esquimaux ou Océaniens ; Jésus, comme Bouddha, Osiris, Mithra, Dionysos, Saturne, et les milliers d’autres dieux, ne pouvait naître qu’au solstice d’hiver, ce moment étant pour tous les hommes quels qu’ils soient celui du retour à la chaleur, à la lumière, à la vie. Pour tous il est : « Noël ! ». C’est dans la gravitation commune de la terre et de la pensée humaine autour du soleil que l’homme réalise la conscience de la nature. Tous les héros épiques et tous les dieux protecteurs et amis des hommes sont des personnifications du soleil qui lutte contre les forces mauvaises. Les rois, tel Louis XIV, ne faisaient, en se comparant au soleil, que renouveler le vieux mythe païen pour s’assurer l’affection de leurs sujets.

Pour les Européens comme pour les Asiatiques, et peut-être pour la terre entière depuis les temps historiques, c’est des plateaux de l’Iran que se sont répandus, avec toutes les semences de la civilisation les récits légendaires adoptés par les peuples. L’idée d’un « âge d’or » qui fut connu des ancêtres dans une région d’élection d’où ils partirent pour peupler la terre, naquit sur ces plateaux. Elle se répandit et devint un jour le « paradis terrestre » des Hébreux. Elle exprimait les aspirations indéfinies au bonheur ; l’espoir d’un sort meilleur qui stimulait l’effort de l’homme, excitait sa volonté et ses facultés pour une reconstitution perpétuelle du monde. Aussi, « chaque race, chaque peuple, chaque tribu eut ainsi ses paradis. L’histoire géographique nous en fait retrouver des centaines, brillant comme des clous d’or sur le pourtour de la planète, depuis les montagnes du Nippon jusqu’à la ville de Los Cesares, dans les vallées de la Patagonie septentrionale » (E. Reclus). La belle légende qui inspirait la pensée et l’activité humaines n’était pas encore devenue par les artifices d’exploiteurs malintentionnés la source de toutes les terreurs, de toutes les folies et de toutes les déchéances qu’amenèrent les religions anthropomorphiques faisant succéder au culte de la nature celui d’un Dieu unique et réduisant l’âme universelle à celle de l’homme fait à l’image de ce Dieu.

Les traditions du déluge, non moins connues que celles du paradis terrestre, naquirent et se répandirent bien avant la Bible dans les régions basses qu’avaient dévastées de grandes pluies, des inondations de fleuves ou des invasions de la mer. Les hommes qui avaient pu y échapper avaient transmis à leurs descendants le souvenir terrifiant de ces cataclysmes et l’imagination avait tiré de ces récits la légende du « déluge universel ». Cette légende passa de l’Iranie en Chine, dans l’Inde, en Égypte, en Occident et même en Amérique. Chaque région a eu sa « montagne de Noé » ; de nombreux sommets de l’Asie portent ce nom, l’Ararat dans le Caucase, l’Argée, les monts Olympe de Thessalie et de Bythinie, un rocher du Hadjar Taous en Afrique et « jusque dans nos Pyrénées ; le puy de Brigne, le Canigou, sont dits par les bergers roussillonnais porter encore à leur cime les anneaux de fer qui retenaient l’arche sacrée » (E. Reclus).

Les annales écrites iraniennes, dans lesquelles on retrouve toutes ces légendes, ne remontent pas à plus de six mille ans, c’est-à-dire à une époque où s’étaient établies, depuis longtemps, les puissances théocratiques organisatrices de l’esclavage humain qui n’a pas cessé de se perpétuer. La littérature a subi tous les sorts de