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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/681

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LIT
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avec les peuples ». Celles dont notre esprit est toujours nourri ont voyagé avec nos lointains ancêtres descendus, il y a cent ou cent-cinquante siècles, des plateaux de l’Iranie pour se répandre, à l’est jusqu’au Pacifique, à l’ouest jusqu’à l’Atlantique, et apporter chez tous les peuples appelés aujourd’hui indo-européens cette communauté de pensée qu’on retrouve de Gibraltar à Yokohama et qu’atteste la parenté de leurs langues. Du sanscrit elles sont passées dans le persan, l’arabe, le grec, l’hébraïque, l’arménien, le latin, le saxon, le celte et tous leurs dérivés modernes. La transmission orale des légendes s’est faite par les récits d’homme à homme, de la mère à l’enfant, des vieillards aux jeunes gens, et répandue de peuple à peuple par les migrations. Lorsqu’ils étaient fixés sur un territoire, les peuples les recevaient des conteurs étrangers. Ceux-ci mettaient plus ou moins d’art dans leurs récits. Non seulement ils ne répétaient pas toujours strictement ce qu’ils avaient appris et ajoutaient ou retranchaient suivant leur invention, mais ils modifiaient selon le goût de leurs auditeurs. Les récits prenaient de la sorte des versions plus ou moins poétiques jusqu’au jour où les récitants furent de véritables poètes. Ils devinrent alors les aèdes et les rapsodes homériques, les prophètes hébreux, les chamanes finnois, les scaldes scandinaves, les fies irlandais, les scops anglo-saxons, les bardes celtiques et germaniques, les jongleurs gallois et armoricains, les trouvères et les troubadours des pays romans, etc… La diversité de l’interprétation poétique renouvelait les récits et les chants au point qu’on ne démêlait plus leur origine. Il n’est pas jusqu’aux copistes des manuscrits qui n’apportaient leur part de fantaisie en reproduisant plus ou moins fidèlement les textes qu’ils recopiaient. Ils y mêlaient parfois des inventions personnelles, faisaient des corrections selon leur goût, modifiaient même la langue encore incertaine. La même œuvre, chanson de geste ou fableau du moyen âge, devenait picarde, bretonne, lyonnaise ou provençale suivant la langue du copiste. « Mais l’imbroglio n’est pas indéchiffrable ; la comparaison attentive et minutieuse de toutes les formes d’un récit aboutit presque toujours à la découverte de la forme première, de l’archétype d’où tout le reste est sorti. » (Sudre).

Les contes de la Mère Grand qui font toujours la joie des enfants, les proverbes qui sont demeurés l’expression du bon sens populaire, se retrouvent dans l’Avesta, vieux de trente siècles, qui est le plus ancien ensemble de livres sacrés, et ils venaient déjà de loin dans les traditions iraniennes. Depuis, ils ont été recomposés à l’infini, notamment par des mages au iiie siècle de notre ère. Les conteurs arabes ont adouci ou compliqué leur rudesse et leur naïveté originelles par les enchantements et la subtilité des ruses qui sont dans les récits des Mille et une Nuits. Ils n’en ont pas moins eu les apparences de la nouveauté quand parurent les Contes de Perrault, et ils ne cessent pas d’être adaptés par les écrivains modernes. Dans le même temps où Perrault écrivait ses contes, un moine bouddhiste composait, d’après la fable de la Belle au Bois Dormant, un mystère qui a été découvert récemment dans la littérature tibétaine sur laquelle les Européens commencent seulement à avoir quelques lueurs.

Le même fond de contes, d’histoires de fées a fourni le sujet des livres sacrés de l’Inde et des romans ou fableaux du moyen-âge. Certains auteurs contemporains qui les renouvellent encore dans la forme, ne les présentent pas moins comme étant de leur cru. Lorsque Le Grand d’Aussy, au xviiie siècle, exhuma les vieux fableaux français oubliés depuis quatre cents ans, on imagina qu’ils avaient été la création spontanée du moyen-âge. Il fallut les études linguistiques qui éten-

dirent le champ des découvertes littéraires pour révéler l’antiquité de ces fableaux. Au xiiie siècle, un auteur français qui traduisit de l’espagnol le roman de Flore et Blanchefleur ignorait non seulement l’antiquité de ce sujet, mais aussi que l’auteur espagnol l’avait pris dans la littérature française du moyen-âge. De même Parthénopeu de Blois, traduit du castillan, était un roman français du xiie siècle et on y retrouve la fable antique de Psyché. Plusieurs fableaux dont les prototypes sont ceux de Sire Hain et dame Hanieuse, de la Dame qui fut corrigée ou de la Male Dame, ont leurs aînés dans un conte persan de Kisseh-Khum et divers récits qui leur sont apparentés. Leur sujet a servi ensuite aux nouvellistes italiens : Boccace, Sansovino, Pécorone, etc… puis à Shakespeare dans la Mégère apprivoisée. Tout cela n’empêcha pas la Correspondance secrète, politique et littéraire de présenter en 1776, comme une chose inédite, la comédie de la Peau de Bœuf, imprimée à Valenciennes en 1710, qui était inspirée du même fond, et lorsque nous aurons dit que Sylvabel, le conte de Villiers de l’Isle Adam, en a été aussi tiré, nous n’aurons pas fini de citer tous les ouvrages qui en sont sortis. Le Marchand de Venise de Shakespeare est dans le Dolopathos d’un moine de Hauteselve et fut avant dans un conte oriental. Le fableau du Chevalier au Chainse a été traité successivement par des conteurs allemands du xive siècle, par Brantôme, Schiller, et par Ludovic Halévy dans sa comédie des Sonnettes. La Matrone d’Ephèse nous est venue de l’Inde en passant par le Ludus Sapientium, par Pétrone, Apulée, et par le Dolopathos pour arriver au conte de La Fontaine dont la présidente Ferrand a fait un commentaire imprévu dans sa Correspondance. On a fait grand bruit, il y a quatre ou cinq ans, autour de la « rentrée dans le domaine classique » de l’Homme de cour de Baltasar Gracian, plus ou moins répandu ou oublié depuis sa publication en Espagne, en l647, et M. Rouveyre l’a présenté comme « un des textes fondamentaux de l’ancien Régime humaniste et classique ». Or, l’espagnol Baltasar Gracian n’a fait qu’adapter le Livre du courtisan de l’italien Balthazar de Castiglione paru un siècle et demi avant pour apprendre au monde « jusqu’où on peut mentir, flatter, être perfide et assassiner avec politesse, sans brutalité violente » (Ph. Chasles). Avant Gracian, un autre espagnol, Guevara, s’était servi de l’œuvre de Castiglione. Elle a encore été le modèle des Lettres, de Chesterfield ; de l’Art de plaire, de Moncriff ; de l’Aristippe, de Balzac, et d’autres ouvrages.

Les fables et les contes de La Fontaine furent récités il y a des milliers d’années aux asiatiques. Ils nous sont venus d’eux en passant par Pilpay, les traducteurs arabes, Esope, Phèdre, Marie de France, Boccace et nombre d’autres (Voir Fable).

Le Roman de Renart en France, le Reinhart Fuchs en Allemagne, le Reineart flamand, sont l’aboutissant épique des histoires d’animaux transformées et multipliées par les besoins des temps de tyrannie où les hommes ne pouvant s’exprimer librement donnaient allégoriquement la parole à leurs « frères inférieurs ». Selon les régions, d’autres animaux occupent la place du renard ; c’est le loup ou l’ours dans les pays du Nord, le chacal dans l’Inde, le lapin, le lièvre ou la tortue ailleurs. Les Bestiaires du moyen-âge sont l’adaptation des récits d’animaux à la symbolique religieuse.

On n’en finirait pas de rechercher la filiation et les transformations de tous les thèmes qui se sont répétés dans tous les genres de la littérature. Baudelaire remarquant la parenté des mythes de l’Eve biblique, de la Psyché antique et de l’Elsa de Lohengrin, victimes toutes trois de leur curiosité, a signalé « la frappante