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ans plus tard l’ère chrétienne. On pourrait appeler cette période plus exactement « l’ère de l’impérialisme », car c’est elle qui a inauguré en Occident, par le triomphe parallèle de l’empire romain et du monothéisme, cette forme odieuse d’attentats permanents contre les peuples ; que, depuis deux mille ans, l’orgueil imbécile et criminel des chefs d’États et d’Églises n’a pas cessé d’entretenir. Si cet impérialisme eut une certaine grandeur au temps de Rome, où il s’accompagna d’une œuvre vraiment civilisatrice, il perdit complètement, depuis, cette grandeur pour descendre à la honteuse dégradation que l’humanité a atteinte aujourd’hui dans les guerres entre nations et les entreprises coloniales. Le christianisme n’a pas mérité de donner son nom à l’ère qui le porte parce qu’il a provoqué et favorisé un véritable progrès humain, mais il l’a bien mérité par les lourdes et terribles responsabilités qui lui incombent dans le développement de la barbarie impérialiste, responsabilités que toutes les sophistications historiques ne pourront effacer. Il suffit de voir ce que les représentants du christianisme font aujourd’hui pour se rendre compte de ce qu’ils purent faire hier.

Dans le domaine de la pensée, Rome ne sut que s’inspirer de la Grèce. « Rome, dans ses temps d’austérité conquérante, n’avait pour poésie que des chants guerriers et des lois oraculaires. » (Ph. Chasles). Les vaincus lui apprirent à penser à autre chose qu’aux conquêtes et aux pillages. Esclaves méprisés sous le nom de « Grécules », les Grecs lui apportèrent une langue, une philosophie, une littérature, un théâtre qui ne possédèrent quelque beauté qu’en étant aussi peu romains que possible. Quand Rome perdit la rigidité de ses mœurs, ce fut pour tomber dans la pire corruption politique et la plus criminelle débauche, malgré les efforts de quelques hommes supérieurs à qui elle confia parfois son destin. Certains de ces hommes firent de l’époque de « la paix romaine » une des plus grandes de l’humanité. Un Lucrèce s’inspira d’Épicure dans sa Nature des choses et donna à la littérature latine les grandeurs humaines de la pensée grecque. Un Sénèque, qui avait pour patrie « l’enceinte de l’univers », continua l’œuvre des Socrate, Zénon et Épicure. Un Marc Aurèle la porta jusqu’au trône des empereurs. Cicéron, Tite-Live, Horace, Virgile, Ovide, Properce, Catulle, Tibulle, Plaute, Térence, les Pline, Lucien, Martial, Pétrone, Juvénal, Perse, Tacite, etc… furent tous d’esprit grec plus que romain. Les plus romains furent les moins dignes, ceux qui se firent les « clientis » flagorneurs des « patronus » et célébrèrent les dépravations de la décadence. On a vanté le génie de César ; les plus grandes réserves sont à faire à son sujet. Il y avait autour de lui trop de flatteurs et il y a dans son histoire trop de plutarquisme (voir ce mot).

Avant la décadence romaine, une renaissance scientifique, philosophique et littéraire s’était produite, d’abord en Égypte où s’étaient réfugiés savants et lettrés grecs ; elle s’était étendue à l’ancienne Grèce, puis à Rome. Cette renaissance fut savante, mais ses écrivains furent trop souvent des sophistes aux conceptions alambiquées et à l’expression obscure. Les idées s’usaient chez les peuples, les paroles devenaient « hargneuses », comme a dit Montaigne. Les plus connus de ces écrivains sont, à des degrés de valeur très divers : les poètes, Stace, Aratos, Callimaque, Lycophron, Théocrite, Apollonius de Rhodes ; les prosateurs, philologues, grammairiens, critiques littéraires, Zénodote, Aristarque, Cratés, Denys de Thrace, Apollonius le sophiste, Zoïle, Plutarque, Julien ; les historiens, Hérodien, Arrien, etc… Ce que cette renaissance eut de plus remarquable, c’est qu’elle coïncida avec un mouvement vaste et profond des esprits, qui avait de nombreux foyers en Orient et s’étendait jusqu’à l’Inde d’où lui ve-

nait l’influence du bouddhisme. Ce mouvement se manifestait partout où fermentait le besoin de justice et de transformation sociale. Ils portaient les espoirs d’une révolution universelle que les prophètes juifs appelaient fougueusement et que les chants sibyllins annonçaient dans ces termes : « La terre sera le bien de tous. On ne la divisera pas par des limites ; on ne la fermera pas en des murailles. Il n’y aura plus de mendiant, ni de riche, de maître ni d’esclave, de petit ni de grand, plus de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous… » Ce fut là la première littérature chrétienne et, de l’effervescence qu’elle créa, est sorti le christianisme. Le mouvement dépassait singulièrement les imposteurs religieux, particulièrement hébraïques, ignorants de tout ce qui appartenait à l’univers, qui se sont servis du personnage mythique de Jésus pour en faire un nouveau Mithra, un nouvel Apollon, un nouveau Bouddha, après en avoir fait le Messie vers lequel se levaient les éternels espoirs des hommes éternellement dupés. Il ne fut qu’un de plus parmi tous les messies qui devaient venir abolir la loi ; il ne vint que pour « l’accomplir » (Saint Mathieu). Des dieux s’en allaient, comme l’a constaté Renan, pour faire place à d’autres ; les hommes étaient une nouvelle fois écartés de « l’unité primitive » et du « culte de tout ce qui est l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale ».

L’École d’Alexandrie, qui représentait le plus activement la nouvelle Grèce, fut le foyer intellectuel du mouvement préparateur du christianisme. Philon et les Thérapeutes ou « Guérisseurs », précédèrent les chrétiens de l’école judéo-grecque ; « ils furent des chrétiens avant le Christ, et c’est très justement qu’Eusèbe de Césarée, l’historien de l’Église primitive, vit en eux des fidèles de son culte » (E. Reclus). M. Havet a vu en Philon, inspirateur de Paul de Tarse et de l’auteur de l’Évangile dit de Jean, « le premier père de l’Église ». Plus tard les discussions furent vives entre les néoplatoniciens parmi lesquels furent Plotin, Porphyre, Jamblique, et les orateurs ou écrivains de la nouvelle foi. Tout s’éteignit avec la disparition de l’École d’Alexandrie, un quart de siècle après la destruction de la bibliothèque de cette ville en 390, et après le meurtre d’Hypatie. Les derniers savants se réfugièrent alors à l’École d’Athènes ; un siècle après, la renaissance grecque était finie quand Justinien fit fermer cette école. Le christianisme triomphait de l’humanité dans toute l’Europe.

Les « Pères de l’Église » qui fondèrent le christianisme dans sa morale primitive et non dans ses dogmes, furent les orateurs et écrivains les plus remarquables de la littérature chrétienne. Les plus grand d’entre eux, Jérôme en Occident, Jean Chrysostome en Orient, sont oubliés sinon reniés de l’Église au profit de tous les métaphysiciens qui ont fabriqué son impénétrable casuistique. La plupart de ces « pères » mirent un enthousiasme profond et sincère au service de la pensée nouvelle qui aurait dû amener la plus magnifique révolution. La passion de la rhétorique en égara plus d’un dans les voies perfides dont l’Église a profité pour s’établir solidement, tel Augustin, ergoteur subtil. On vit Cyprien, philosophe et homme politique, Salvien, orateur élégiaque, Sidoine Apollinaire, rhétoriqueur bel esprit qui apportait dans le christianisme le dilettantisme de la décadence. A côté de Jean Chrysostome, dont la véhémence oratoire faisait trembler le trône de Byzance, Jérôme, ascète farouche et le plus grand de tous par la puissance de ses écrits « poussait toute sa force à l’anéantissement de l’ordre social… Pendant qu’Attila frappait les hommes, Jérôme tuait les idées » (Ph. Chasles). Il était aussi violent contre les premiers abus des chrétiens que contre ceux du paganisme agonisant. « Puissant et terrible satirique », c’est dans son œuvre