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l’Iliade grecque et les épopées scandinave et germanique. L’épopée de l’Inde est le premier monument de la littérature héroïque ; elle a peuplé le monde de ses héros. En même temps, la poésie et les récits populaires de l’Avesta formaient le trésor des fables indoues, assyriennes, égyptiennes, grecques. Enrichies par l’imagination des conteurs de toutes les régions, multipliées par la variété de leurs idées et de leurs mœurs, ils alimentaient le Pantcha Tantra des Indous, le Javidan Khirad des Perses, la poésie du désert arabe et des délices des jardins enchantés des contes des Mille et une nuits, pour se transmettre dans tout l’Occident et provoquer la floraison de la poésie populaire du moyen âge, jusque dans l’Amérique du Nord où Erik le Rouge et ses compagnons norvégiens portèrent la poésie de leur pays au xe siècle. L’influence de l’Inde s’était répandue en Indochine avant que cette région fut soumise à la Chine. La civilisation Khmer, dont l’œuvre artistique est si admirée aujourd’hui, fut d’origine indoue. Les Malais eurent par leurs navigateurs une influence prépondérante sur toutes les terres océaniques et leur apport fut plus grand dans les contes des Mille et une nuits que celui des Indous, des Cinghalais et des Arabes.

La connaissance des langues indo-européennes a bien établi aujourd’hui l’unité de la pensée aryenne dans la littérature de ces langues. Il y a encore à découvrir si des rapports n’existent pas entre cette pensée et les vieilles civilisations d’autres langues disparues, particulièrement en Amérique. Au Mexique, on retrouve une des plus belles langues, le Kahuath, dont la richesse en termes abstraits montre un très haut développement intellectuel (E. Reclus). Les Maya (Yucatan) avaient une littérature attestée par les bibliothèques que les inquisiteurs catholiques brûlèrent. Les Quichué du Guatémala ont laissé un livre d’histoire, le Popol Vuh que l’ignorance de leur langue n’a pas encore permis aux Européens de traduire. En Colombie on a retrouvé la grammaire et le lexique de la langue chuintante que les Muysca et les Chilcha, aujourd’hui disparus, parlaient encore au xviiie siècle. Les Incas, qui occupaient la plus grande partie de l’Amérique du Sud, eurent une langue et une littérature épique dont les souvenirs sont demeurés dans les chants des indigènes opprimés. Morelly a célébré, dans sa Basiliade, les mœurs communistes de ces peuples qui furent victimes de leur douceur et de leur passivité devant les violences des « civilisateurs » qui prétendaient les tirer des « ténèbres de l’idolâtrie !… »

La connaissance de plus en plus exacte de la formation et du développement de la pensée humaine, de l’origine et de l’étendue de ses manifestations, a pour utile résultat de mettre les idées et les hommes à leur vraie place. A mesure que les idées se découvrent et se précisent dans leurs origines, les hommes sous les noms desquels elles étaient présentées perdent de plus en plus de leur prestige personnel. Le prétendu créateur n’est plus qu’un adaptateur plus ou moins génial ou quelconque et apparaît souvent comme un imposteur quand il n’est pas un personnage mythique. Aussi, importe-t-il de moins en moins que les Moïse, les Zarathoustra, les Jésus, les Orphée, les Homère, les Ossian, les Shakespeare et la multitude de tous ceux qui peuplent les légendes aient ou non existé. Vrais ou mythiques, ils ne sont que la personnification d’états de la pensée humaine. Ce qui importe, c’est l’action que cette pensée a exercée sur la masse des hommes, car c’est peut-être de cette masse qu’est sortie, anonymement, ce qu’elle a produit de plus beau et de plus fécond. Comme l’a écrit Gorki : « L’éternité manque à ces littérateurs dont les noms ne sont pas distinctement gravés dans la mémoire séculaire. Mais c’est eux qui créent la « littérature »

au sens le plus large du mot ; et ils ressemblent à ces maçons anonymes qui construisaient les cathédrales miraculeuses du moyen-âge. » Trop souvent la déification des individus quels qu’ils furent n’a été qu’une déviation malfaisante de la pensée dans ses fins universelles. Il importe peu aussi que l’œuvre attribuée à Shakespeare ait été celle de Bacon ou d’autres, que Don Juan, Tartufe, le Misanthrope, soient de Corneille et non de Molière, comme l’a soutenu Pierre Louys. Si Shakespeare est « le plus purement humain de tous les grands artistes » (Oscar Wilde), c’est par l’œuvre qui porte son nom, ce n’est pas par une existence individuelle dont il n’est resté aucune trace certaine. Si Molière prenait son bien où il le trouvait, comme il le déclarait lui-même, la seule chose importante est que ce bien ait mérité l’admiration des hommes.

Il n’est pas d’homme « créateur » dans le vrai sens du mot ; il n’est que des hommes qui ont su se servir de la pensée formée avant eux et ils ne sont plus ou moins grands que dans la mesure où ils ont fait servir cette pensée pour tous les hommes. L’œuvre individuelle a été utile pour apporter de l’ordre dans le chaos de la pensée collective et pour lui donner plus d’art. Suivant les temps et les circonstances qui ont plus ou moins favorisé le génie de ces hommes, leur œuvre a été plus ou moins utile à l’humanité. Par contre, l’œuvre individuelle a trop souvent fait perdre à la pensée son caractère général et véritable. C’est par elle que se sont établies toutes les formes arbitraires et spéciales de la littérature ; c’est par elle que la pensée perdant son indépendance s’est faite la servante des puissances et a été transformée en moyen d’exploitation. La pensée, et toutes les manifestations de son domaine, ne sont véritablement utiles à tous qu’en fonction de la liberté.

Les afflux désordonnés et tumultueux du passé trouvèrent en Grèce leur expression et leur grâce suprêmes dans l’harmonie de la pensée et de la forme réalisant la plus haute et la plus universelle beauté. Homère marqua la fin du désordre épique dont la substance avait été recueillie dans les expéditions des Argonautes, des Héracleides et des Théséides, et le commencement de cette harmonie dont si souvent les temps modernes durent rechercher les exemples. Elle a, de toute la matière de l’antiquité, forgé la matrice d’où est sortie une vie nouvelle, aussi est-ce bien à tort qu’on a fait commencer l’ère moderne à une date arbitrairement fixée au temps d’Auguste. Rome d’abord, le christianisme et les temps modernes ensuite, n’ont eu et n’ont encore de grandeur que dans leur rapport avec la pensée grecque qui a condensé et purifié l’esprit humain. Socrate, Eschyle, Phidias, ne sont pas une fin ; ils sont un commencement et ils sont l’éternité de la beauté spirituelle et plastique. Avec eux, Hésiode, Pindare, Platon, Aristote, Sophocle, Aristophane, Démosthène, Hérodote, Thucydide, ont continué et achevé l’œuvre d’Homère. Ils ont donné à la poésie, à la philosophie, au théâtre, à l’éloquence, à l’histoire, ces formes éternelles auxquelles toutes les époques qui ont suivi, et la nôtre en particulier, ont dû revenir pour se souvenir que la pensée humaine eut des sources pures. C’est bien en vain qu’on cherche à donner le change en prétextant qu’il faut à la vie actuelle d’autres modes de pensée ; on rejette le meilleur de l’héritage antique, mais on en conserve le pire. Cette ère véritable commença avec l’histoire écrite, au temps où Phédon faisait frapper les premières monnaies. Trois siècles après, Pisistrate faisait recueillir les textes des chants homérides qui formèrent l’Iliade. C’était il y a environ 2.700 ans, époque qui correspond aux premières Olympiades. L’adoption de l’ère des Olympiades eût été plus justifiée que celle de l’ère d’Auguste qui prévalut uniquement par flatterie pour la puissance romaine et dont on a fait cinq cents