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qui est perdue pour la plus grande partie, le moyen-âge littéraire vit éternellement dans les œuvres des Marie de France, Chrétien de Troyes, Villehardouin, Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Joinville, Rutebeuf, Froissart, Oresme, Gerson, Charles d’Orléans, Coquillart, Villon et des nombreux auteurs qui ont alimenté du xe sièclee au xvie siècle les poésies lyriques et dramatique, les romans d’aventures et antiques, les fableaux, les littératures didactique, morale et religieuse, l’histoire et tous les autres genres. C’est ce magnifique héritage, méprisé sottement par Boileau au nom de Malherbe, que depuis cent ans la France a retrouvé, qu’elle étudie et dont elle est encore loin d’avoir épuisé le fond.

Avant de terminer avec le moyen-âge, il est indispensable de voir rapidement comment l’épopée universelle, chant héroïque de l’humanité, se retrouve dans les traditions des différents peuples modernes. Les mêmes sources, encore obscures, d’où était sortie l’épopée aryenne, sont à l’origine de toutes les mythologies qui prirent des caractères particuliers avec la formation des nationalités. Ces mythologies ne furent pas moins riches dans les pays du Nord européen que dans ceux du voisinage méditerranéen plus directement soumis à l’imprégnation gréco-latine. Les unes et les autres, malgré les modifications profondes qu’elles reçurent des milieux où elles se développèrent, n’en conservèrent pas moins un air de famille révélateur de la source commune : le mythe solaire, engendreur des héros aimés des hommes.

Dès les temps les plus lointains, les récits apportés par les poètes voyageurs ont trouvé des concordances dans la matière intrinsèque de chaque région et s’y sont adaptés. Chaque peuple a eu sa mythologie, héritage merveilleux des époques panthéistes où la pensée des hommes s’harmonisait avec la nature. Il en a gardé un souvenir plus ou moins vivace. Les mythologies des peuples du Nord, qui ont moins subi les déformations des disciplines chrétiennes, sont demeurées beaucoup plus vivantes et ont entretenu chez ces peuples un esprit de liberté, un respect de la personnalité humaine de plus en plus effacés dans les pays gréco-latins. C’est le norvégien Ibsen qui a apporté dans la littérature contemporaine la volonté la plus ferme, la raison la plus lucide, le courage le plus héroïque, à la défense du moi humain, à l’effort de l’individu pour s’associer à tous les hommes dans une communion harmonieuse, contre les tendances du moi-égoïste, de l’individu écraseur qui s’érige en maître sur la collectivité asservie. Ibsen, dans sa conception de l’individualisme, a exprimé le vieil instinct que sa race n’a jamais perdu, cette « révolte de l’âme humaine » dont il a ravivé la flamme avec une puissance désormais inoubliable. La voix qui prononce ces paroles : « Dieu est charité », à la fin de Brand, « est celle de l’être universel, de la nature une et indivisible dans laquelle Brand — le brandon qui porte l’incendie pour mettre le feu aux âmes — s’est enfin absorbé » (Prozor). C’est la voix millénaire d’un paganisme resté, dans les glaces hyperboréennes, plus ardemment animateur des âmes, excitateur des esprits, que sous le brûlant soleil de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne. Depuis la nuit des temps, il fait galoper l’imagination de Peer Gynt et de la vieille Aase vers les fêtes du château de Soria-Moria, il berce leur naissance et leur mort de la chanson de Solveig.

Odin, le « marcheur », fut le chef des caravanes qui apportèrent en Scandinavie, avec les marchandises précieuses, les légendes de l’Orient. Les Vikings, chasseurs et pirates du Nord, en firent leur dieu, celui des conquérants, le « maître des gibets », et lui donnèrent pour séjour le « Val holl », le « palais des égorgés », où il réunissait après leur mort les héros tués dans les combats et qui lui étalent sacrifiés. Ils revi-

vaient auprès de lui pour des fêtes éternelles. Les Eddas sont les chants de l’épopée sur laquelle régna Odin après avoir détrôné Thor, « l’homme au marteau », protecteur des esclaves. Ces Eddas sont à l’origine de l’épopée germanique des Nibelungen qui ont ouvert à Wagner le trésor des légendes nationales allemandes. Wagner leur a donné une illustration grandiose dans sa Tétralogie de l’Anneau du Nibelung où l’on trouve les symboles d’une philosophie profondément libertaire, ceux de la corruption des dieux, puis des hommes, par la possession de l’or. Le Ragnaraka ou Ragna-Rokur scandinave est le « crépuscule des dieux », Wotan, « le voyageur », est le sosie d’Odin ; Loge « le feu » est celui de Surt ; Siegfried, Gunther, Brunhild, Gutrune, sont les Sigurd, Gurnar, Hjœrdis, Dagny scandinaves, les personnages des Guerriers à Helgeland d’Ibsen. Les héros de l’Edda rejoignent ainsi ceux de l’Heldenbuch germanique (Livre des héros) par l’épopée plus moderne des Nibelungen. Les Nornes, présidant aux destinées des héros scandinaves et germaniques, sont les Maïrai des Grecs, les Parques des Romains. Dans la mythologie scandinave, encore plus que dans celle de Germanie, la femme occupe un rang aussi élevé et aussi respecté que celui de l’homme. Elle n’est jamais tombée, dans les pays du Nord, au degré d’abaissement où la mirent le judaïsme, le christianisme, le mahométisme, ou seulement à l’état d’infériorité où elle est encore tenue dans les pays latins. Elle y est demeurée l’égale de l’homme, même sous l’influence chrétienne, aussi a-t-elle, dans l’épopée du Nord, une place autrement importante que dans les autres. Le christianisme, qui ne modifia jamais profondément le caractère scandinave, établit seulement quelques analogies : entre Odin-Wotan et Dieu le père, entre Thor et Jésus, entre Alfadir, le « Père universel » des Islandais et Dieu. Lorsqu’il pénétra en Islande, il eut de bons rapports avec l’ancienne religion. Le prêtre islandais Sœmond Sigfusson commença, vers l’an mil, le recueil des récits et chants de l’Edda appelés de la « vieille grand-mère ». Snorri Sherleson le continua entre 1178 et 1241. Le christianisme aurait vainement tenté, en Scandinavie, l’œuvre de destruction qui fut la sienne en pays latins.

Les vieilles traditions ont été perpétuées en pays scandinaves par les Sagas, récits composés pour la plupart en Islande, du xiie siècle au xive siècle. Le Flateyjarbok norvégien en est un recueil. On y retrouve l’évolution des chansons de geste par le mélange d’éléments étrangers, et des sagas redirent les légendes de Tristan et Yseult, de Parsifal, qui appartiennent à une des épopées les plus importantes, celle des Celtes. Ces peuples étaient particulièrement curieux de connaissance nouvelle et de poésie. Dans le clan celtique, l’homme riche ne l’emportait pas sur le lettré dans la considération générale. Il y avait plusieurs classes de lettrés. Les bardes celtiques, les « porteurs de torches », étaient nombreux et actifs, répandant la pensée de leur race dans l’Europe entière. Ils chantèrent les plus belles légendes qui alimentèrent la production épique, celle si humaine de Tristan et Yseult, la plus admirable des légendes d’amour, et celles des lais qui sont à l’origine de la poésie courtoise. Cette poésie se rattache aux sagas irlandaises dont les auteurs étaient des druides ou files, et au cycle de Finn ou Find, appelé Fingal par Macpherson qui en a donné, a dit Ph. Chasles, une « parodie ». L’épopée irlandaise chantait les guerriers d’Erin. Ossian, cité comme son principal poète, fut un personnage plus ou moins mythique.

L’épopée galloise, apparentée à la précédente et plus mystique, donna naissance, lorsqu’elle fut en contact avec le christianisme, au cycle de Merlin ou de la poésie bretonne. On y trouve combinés les cultes de Mi-