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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/689

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LIT
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thra et de Jésus avec les idées druidiques.

L’épopée anglo-saxonne fleurit à côté des épopées scandinave, germanique et celte. Le poème de Beowulf, roi du Jutland, fut une de ses principales œuvres. Du xiie au xve siècle, l’Angleterre chanta les ballades de Robin Hood, le héros saxon mis hors la loi, qui symbolisait la résistance contre les envahisseurs normands et qui est devenu Robin des Bois dans la traduction française du Freychutz ; l’opéra de Weber.

Les rapports de ces épopées avec la mythologie générale se retrouvent dans celle de Finlande. Les chants populaires sont demeurés vivaces chez les Finnois plus qu’en toute autre région. Le Kantelatar, où ces chants sont réunis, le Kalevala, ensemble de l’épopée finnoise, le Loitsurunot, collection de chants magiques, ont été recueillis directement de la bouche du peuple par Elias Lönarot, auteur de ces ouvrages, dans la première moitié du xixe siècle.

En Russie, les chansons appelées bylines se sont aussi transmises dans le peuple depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. On y trouve des souvenirs scandinaves et tartares, mais elles prirent de bonne heure un caractère religieux inspiré des écrivains byzantins. La Serbie a aussi conservé la vieille poésie populaire de ses pesmés. Les Hongrois ou Magyars apportèrent avec eux une poésie lyrique plus particulière à leur race et qui a gardé longtemps son originalité populaire. Comme le finnois, le hongrois appartient au groupe des langues ouralo-altaïques ; il s’est beaucoup modifié aux contacts européens. L’ancienne littérature est demeurée non moins vivante dans la poésie arabe qui a conservé les contes, proverbes, apologues des livres de Calila, de Bidpaï, des Mille et une nuits, du roman d’Antar, et qui a connu un magnifique épanouissement au temps des califes Abassides, Aaroum-Al-Raschid et Al-Mamoun. Les Arabes ont répandu leur poésie avec leur civilisation dans tous les pays où ils sont passés. Ils ont formé, avec la poésie persane que les religieux Soufis firent à la fois sensuelle et dévote, la littérature turque.

Les épopées française, germanique, anglo-saxonne, s’influencèrent mutuellement. Les chansons de geste françaises sont d’inspiration franque. Commencés sans doute pour célébrer la gloire des premiers rois francs leurs héros principaux, Roland et surtout Charlemagne, furent les sujets d’une littérature, épique aussi importante en Allemagne qu’en France. L’épopée des Nibelung devint française en devenant burgonde et certains y rattachèrent l’histoire de la reine Frédégonde Albérich, un des Nibelung, se retrouve dans l’Aubéron de Huon de Bordeaux, roman français. Les jongleurs gallois et bretons fournirent la matière du cycle appelé armoricain auquel se rattachent les Lais de Marie de France, les légendes de Tristan et du Graal, celles de toute la chevalerie de la Table Ronde avec Arthur pour principal personnage. Adaptées par Chrétien de Troyes dans son Tristan et son Perceval, ces légendes passèrent en Allemagne. Elles y eurent de nombreuses versions dont Wagner se servit pour faire son Tristan et Yseult, son Lohengrin et son Parsifal. Au mélange singulier des divers cultes adoptés par le druidisme, les Francs et les Germains ajoutèrent l’empreinte de leur rudesse. Toute la matière épique qui remplit le moyen-âge fut inspirée du génie septentrional. De ce génie sont nés « cet amour de la nature, cette contemplation mélancolique, ce culte des femmes et cette méditation tendre, abstraite, souffrante, que le génie oriental repousse, et qui a donné un caractère nouveau à la littérature et aux arts chrétiens » (Ph. Chasles).

La littérature chevaleresque française influença fortement l’Espagne et le Portugal. L’Espagne eut son

héros aussi populaire que Roland dans le personnage du Cid. Lorsque les « barbares du Nord », comme Stendhal a appelé ceux qui firent la Croisade des Albigeois, eurent tué la poésie provençale en France, cette poésie se réfugia dans la Catalogne et l’Aragon. Bien avant Louis XIV, il n’y avait plus de Pyrénées entre le Languedoc et la Catalogne. Ce sont les Catalans qui ont eu l’honneur de conserver vivante la langue d’oc et avec elle l’esprit méridional de révolte qu’ils n’ont pas cessé d’opposer à la puissance doublement oppressive des rois et de l’Église. L’Italie reçut l’influence provençale marquée de son côté par les Arabes. La langue d’oc contribua à la formation de la langue italienne. La littérature des troubadours provençaux fut familière à Dante, à Pétrarque, à Boccace, qui portèrent cette langue à sa perfection. C’est dans l’œuvre de Dante que la pensée chrétienne a trouvé son expression la plus vaste et la plus humaine. Cette œuvre est comparable à une cathédrale.

Tel est le tableau, rapidement esquissé, du vaste mouvement littéraire, de source et de formation populaires et collectives qui remplit quinze siècles dans l’Europe en gestation de ses différentes nationalités. La Renaissance allait changer les choses. A la pensée de source populaire issue des bouleversements de cent siècles de migrations dont l’Europe était le produit, elle substituerait celle de formation savante née de la stabilisation des civilisations indoue, égyptienne, grecque, romaine et arabe. A la vie sociale collective qui réunissait les individualités dans un même ensemble de pensée et d’activité formé par l’esprit et la solidarité corporatifs, elle allait faire succéder l’esprit individualiste et la concurrence qui diviseraient les hommes. La littérature imprimée succéderait à la littérature orale. La production collective, transmise par les poètes errants, s’épuiserait privée de voix et de renouvellement. Il ne resterait, pour le peuple illettré et retranché de la communion intellectuelle des hommes, que des baladins inférieurs incapables d’élever son âme et qui ne pourraient que l’abaisser par leur vulgarité. Ceux qui auraient quelque talent écriraient des livres pour les riches qui pourraient les acheter sinon les lire. Bien plus qu’au moyen-âge, la nuit se ferait autour du peuple, la nuit de l’esprit dans laquelle il serait plongé systématiquement pour tomber au niveau de cette bête humaine qu’il serait à la veille de 1789 en attendant qu’on lui donnât les lumières fallacieuses qui en feraient le « matériel humain » d’aujourd’hui. Le manant, qui n’avait été inférieur au seigneur que par la différence de condition sociale, allait devenir la « canaille » qu’on mépriserait encore plus pour son ignorance. Dans la société hiérarchisée plus rigoureusement et contenue par des pouvoirs plus forts, les classes seraient de plus en plus séparées et hostiles, les individus plus divisés par la multiplicité des intérêts. L’art et la littérature prendraient des formes individuelles et un caractère aristocratique étrangers au peuple. Les classes ne parleraient plus la même langue. La véritable invention littéraire serait tarie en perdant le contact de la vie générale au point qu’on créerait une nature artificielle. On donnerait plus de perfection à des formes anciennes de la pensée, on en renouvellerait d’oubliées, on en redécouvrirait de perdues, mais la véritable sève, celle de la vie populaire, de la vie de tous, leur manquerait le plus souvent. Les poètes, réduisant leur inspiration à la matière livresque, chercheraient en vain, comme André Chénier plus tard, à faire « des vers antiques sur des pensers nouveaux » ; tout ce qu’ils pourraient, et ce qui donnerait tant d’importance aux superfluités de l’art pour l’art, serait de faire des vers nouveaux sur des pensers antiques. Ils se renfermeraient toujours plus dans des