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nent des idées que lorsqu’un homme quelconque, un être corporel s’il en fut, les lit, les comprend et les reproduit dans son propre esprit ; donc l’intellectualité exclusive des idées est une grande illusion ; elles sont autrement matérielles, mais tout aussi matérielles que les êtres matériels les plus grossiers. En un mot, tout ce qu’on appelle le monde spirituel, divin et humain, se réduit à l’action combinée du monde extérieur et du corps humain qui, de toutes les choses existantes sur cette terre, présente l’organisation matérielle la plus compliquée et la plus complète. » (M. Bakounine, Œuvres, Tome III, p. 346.)

Il en découle, si l’intellectualité des idées est une grande illusion, qu’une entente intellectuelle ne peut être avantageuse que si elle se traduit par des actes correspondants à ces idées. Si les actes qui découlent de cette idée ou de ces idées sont multiples, et que, en raison des déductions particulières, ils s’opposent les uns aux autres, l’entente intellectuelle peut subsister, mais l’entente matérielle, positive, se trouve détruite. L’entente intellectuelle en soi est inopérante ; à quoi bon alors être d’accord sur un principe si l’on n’a aucune faculté de matérialiser collectivement la lutte pour la défense de ce principe ?

C’est ce qui se produit pour l’Anarchisme. L’Anarchisme n’est pas la seule conception sociale sur laquelle s’échafaudent de violentes discussions. Lorsque nos adversaires politiques insinuent que nous ne savons pas ce que nous voulons, et que nous n’arrivons pas à réaliser un accord, ils oublient volontairement que tous les partis sont déchirés par des luttes intérieures, et qu’ils ne sont pas exempts de déviations et de batailles de tendances. Mais un parti a une charte, un programme et l’individu qui y adhère doit accepter cette charte ou ce programme.

Jusqu’à ce jour, ce fut la lacune du mouvement anarchiste de se refuser à élaborer un programme de base sur lequel puissent s’édifier les premières pierres d’une entente sérieuse entre les individus poursuivant le même but, et dont les divergences ne sont pas un facteur de dissociation et de désagrégation.

Quant à ce qui concerne l’entente de tous les « Anarchistes », c’est de la pure folie. Nous sommes séparés les uns des autres par des barrières beaucoup plus hautes que ne le sont les républicains de droite, des républicains de gauche. Vouloir associer nos divergences, c’est créer une atmosphère d’hostilité et de bataille au sein de notre organisation et perdre notre temps en des discussions nébuleuses, inutiles, nous empêchant de lutter efficacement contre notre puissant ennemi : le capital. Au Congrès Anarchiste de Fribourg, Élisée Reclus déclara : « Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice… Jamais un progrès ne s’est accompli par simple évolution pacifiste et il s’est toujours fait par une évolution soudaine. Si le travail de préparation se fait avec lenteur dans les esprits, la réalisation des idées se fait brusquement. Nous sommes des Anarchistes qui n’ont personne pour maîtres et ne sont les maîtres de personne. Il n’y a de morale que dans la liberté. Mais nous sommes aussi des Communistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. »

Anarchistes communistes, nous ne pouvons qu’adopter les déclarations de Reclus. Non pas parce que Reclus est une idole et fut un des « maîtres » de l’Anarchisme — nous n’avons pas de maîtres — mais parce qu’elles nous paraissent logiques et répondent à notre conception de la lutte sociale. Or, quels rapports pouvons-nous entretenir avec ceux qui se refusent — à tort ou à raison — à participer à la lutte révolutionnaire, à la lutte insurrectionnelle, sous prétexte que celle-ci est inopérante, et poursuivent la culture de leur

« moi », qui leur paraît seule susceptible de libérer l’individu des entraves de la Société bourgeoise ? Tel légumivore considère avoir fait sa révolution parce qu’il ne consomme que des végétaux, tel illégaliste espère combattre la Société en s’attaquant individuellement à la propriété privée, tel faux savant se prétend anarchiste parce qu’il plane au-dessus de ses semblables, dans les sphères éthérées de l’idée pure, inaccessibles aux pauvres humains — trop humains — que nous sommes. Quelle peut être l’utilité d’une alliance, d’une entente avec de tels hommes ? La « Liberté » pour nous anarchistes communistes ne peut être « individuelle ». Elle ne peut être que collective. Une révolution individuelle n’est pas une révolution, ou bien une telle conception de la révolution est essentiellement bourgeoise. La liberté individuelle puise sa source dans la liberté collective et cette liberté collective sera le produit de la révolution sociale. Aucune entente n’est possible avec quiconque se refuse d’adhérer — dans son esprit et dans sa pratique — à la participation d’un mouvement socialement révolutionnaire, provoqué par les événements et soutenu par le peuple en effervescence.

Au cours d’un discours prononcé en 1867 au Comité Central de la Ligue de la Paix et de la Liberté, Bakounine prononça ces paroles :

« Ne devons-nous pas nous organiser de manière à ce que la grande majorité de nos adhérents reste toujours fidèle aux sentiments qui nous inspirent aujourd’hui, et établir des règles d’admission telles que, lors même que le personnel de nos comités serait changé, l’esprit de la ligue ne change jamais ?

Nous ne pourrons atteindre ce but qu’en établissant et en déterminant si clairement nos principes qu’aucun des individus qui y seraient, d’une manière ou d’une autre, contraires ne puisse jamais prendre place parmi nous. »

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« Il est évident, d’un autre côté, que si nous proclamons hautement nos principes, le nombre de nos adhérents sera plus restreint ; mais ce seront du moins des adhérents sérieux, sur lesquels il nous sera permis de compter — et notre propagande sincère, intelligente et sérieuse n’empoisonnera pas — elle moralisera le public. »

Ne devons-nous pas nous inspirer des sages pensées de ce grand révolutionnaire, qui fut non seulement un idéologue profond, mais un révolutionnaire pratique ayant le sens des nécessités organiques de la lutte sociale ?

L’entente est impossible parce qu’il n’y a pas de terrain d’entente, et c’est pourquoi la brochure du groupe d’Anarchistes Russes à l’étranger (Librairie Internationale, 1926) doit être acceptée avec joie par les Anarchistes de notre temps. Ce petit ouvrage est incomplet, mais il présente un programme sur lequel peut s’établir l’entente des Anarchistes communistes révolutionnaires. C’est la première fois qu’une telle position est prise. Plus que tous autres, les Anarchistes russes ont souffert terriblement, au cours de la Révolution russe, de l’inorganisation anarchiste ; ils ont vécu des heures douloureuses, sans profit pour la noble idée qu’ils défendaient. Sur le vif, ils ont saisi, ils ont compris les causes de leur échec. Ils savent aujourd’hui que c’est une utopie de vouloir unir les dissemblables et ils demandent qu’une entente se fasse, non pas dans le domaine des idées pures, mais sur le terrain social.

Dans cette ébauche d’organisation anarchiste, nous les seconderons des faibles moyens dont nous disposons, et, unissant nos efforts aux leurs, nous espérons que se réalisera un jour l’Entente anarchiste. En laissant les livresques à leurs profondes études et nous