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sée par des humains relativement âgés, ne peut aucunement expliquer la formation de la connaissance exclusivement rationnelle, puisque le propre de la conscience c’est d’être le résultat des états psychiques existants et non d’assister, de toute éternité à la contemplation de leur formation. C’est pourquoi toutes les digressions sur l’intuition, la connaissance pure, les idées innées, la raison pure, etc., tendant à les séparer de toutes perceptions et influences expérimentales, tournent dans un cercle vicieux puisqu’on affirme que la connaissance et la certitude ne peuvent être fournies par les sens, qu’elles sont intuitives et rationnelles, alors qu’on ne peut précisément faire abstraction de cette inexpugnable expérience sensuelle subie depuis les origines mêmes de la vie.

Si nous utilisons la méthode objective et que nous observons la formation de la connaissance chez un enfant, nous voyons qu’il y a là, chez le nouveau-né, un organisme qui s’est construit dans l’utérus maternel selon les lois de la matière vivante et qui ignore tout du monde extérieur. Les sensations, bien que perçues, ne signifient rien pour l’enfant, tout comme la perception d’une langue inconnue ne signifie rien pour nous. Ce qui donne un sens aux sensations c’est la relation, très longue à s’établir, entre les différents états subjectifs du moi et les coïncidences sensuelles. L’enfant est littéralement baigné dans un monde phénoménal qui l’imprègne de sensations se rapportant toujours à des états physiologiques, lesquels constituent toute la réalité pour lui. Mais il est évident que ces états affectifs sont eux-mêmes des sensations : sensations de faim, d’effort, de fatigue, d’énergie, de plaisir ou de douleur, lesquels correspondent à cette sensation confuse du mouvement vital lui-même, résultat de tout notre fonctionnement organique que nous appelons kinesthésie.

Si nous songeons au nombre incalculable de sensations subies par l’enfant durant son éducation vitale ; si nous comprenons que tout ce qui l’entoure le sature de trillons d’images se succédant dans l’espace et dans le temps sans grandes variations ; si nous admettons qu’une seule vision, même rapide, peut être composée d’un nombre prodigieux d’images successives, presque identiques entre elles, nous comprendrons l’origine de la certitude et des généralités. Dans cette répétition fabuleuse de sensations, l’organisme non seulement conserve ce qui se répète souvent, mais il est encore davantage déterminé par les répétitions fréquentes que par celles plus irrégulières, ce qui, en définitive, place aussi bien les caractères généraux dans l’objet que dans le sujet.

Il est aussi aisé de constater que la conscience de l’enfant est invariablement proportionnée à sa connaissance sensuelle, à sa richesse de perception, mais il est également facile de constater que l’enfant, bien que percevant tout ce que nous percevons, parfois même beaucoup mieux que nous-mêmes, n’en a pas du tout une compréhension précise, ni une conscience égale à la nôtre. Ce qui prouve que les perceptions ou sensations ne suffisent pas entièrement à constituer toute la connaissance et que leurs modes de succession ou de groupement dans l’espace et dans le temps exigent encore quelque chose pour se préciser à notre entendement.

C’est ici que les métaphysiciens ont excellé dans l’art d’embrouiller l’évidence même. Ils ont résolument attribué à la raison le pouvoir d’inventer les notions de temps et d’espace, mesures de toutes choses. Or il est flagrant que le temps et l’espace sont les fils du mouvement, que celui-ci n’est rien sans la sensation et que nous ne pouvons les concevoir d’aucune façon dans l’immobilité absolue. Si l’enfant ne comprend pas ce qu’il perçoit, ou s’il se l’imagine mal, c’est parce que ces sensations ne sont pas absolument liées à des états organiques et que, de ce fait, l’ordre des choses est sans intérêt pour lui. Dès que l’intérêt s’éveille il suit le pro-

cessus des causalités sensuelles et construit sa connaissance avec la rigide logique enfantine et selon les procédés connus, en prolongeant l’expérience sensuelle au delà même du sensuel. Ce qui prouve tout le contraire des affirmations rationalistes. Il manque à l’enfant la nécessité de s’intéresser à ce qu’il voit et cette nécessité ne peut exister, puisqu’elle manque de tous ses éléments constituants qui ne se forment qu’avec son enrichissement sensuel. Ainsi l’intérêt vital ou état affectif (curiosité, attention, etc.), est nécessaire pour puiser dans ce flux incessant des sensations et cet intérêt s’accroît progressivement en proportion de la multiplicité des images sensorielles, amplifiant le pouvoir conquérant de l’être vivant.

Nous pouvons alors rechercher quelle est la nature de la sensation, quel est le rapport entre le subjectif et l’objectif et en quoi consiste notre connaissance. Autrement dit, comment les propriétés d’un objet peuvent pénétrer dans notre cérébralité, sous forme de sensations et s’y conserver sous forme de souvenirs. Ce que l’on sait des excitations nerveuses nous fait supposer que nos éléments nerveux sont modifiés physico-chimiquement par les excitants et qu’entre la nature des excitants et notre sensibilité s’établit un contact lié à notre état général. Ce contact, ou image subjective, qui paraît être une sommation colossale de modifications de notre substance nerveuse semble inexplicable matériellement aux psychologues spiritualistes parce que tout souvenir, toute sensation même, par le fait même qu’elle est consciente, ne ressemble en rien à l’image objective qui n’est que matière. C’est l’immuable affirmation que ce qui n’est pas de la pensée ne peut former de la pensée. Un psychologue remarquable, Alfred Binet, critiquant la thèse matérialiste, émet la supposition que l’examen du système nerveux d’un homme regardant un paysage ne révélerait nullement, dans les ébranlements nerveux, la présence des arbres et des maisons avec leurs formes et leurs couleurs et que toutes les recherches anatomiques du cerveau n’y ont jamais fait découvrir une image objective. Proposant alors à son tour une explication de la matière et de la conscience, il constate que la conscience ne perçoit aucunement les vibrations matérielles de son propre système nerveux et qu’elle ne connaît que ce qui se passe au dehors. Ce qui, d’après lui, dissimule précisément à notre investigation objective supposée, les images subjectives, c’est la substance nerveuse elle-même, mêlée à ces images. La conscience ne peut percevoir cette substance, toujours égale à elle-même, insuffisamment variée, tandis qu’elle perçoit parfaitement toutes les excitations extérieures diverses et changeantes. Nos ébranlements nerveux contiendraient donc toutes les propriétés des corps : formes, couleurs, bruits, solidités, etc., etc., mêlées à notre propre substance et la conscience seule en séparerait, par ses facultés abstractives, les images objectives. Nous connaîtrions donc les choses comme elles sont véritablement. Mais pourquoi faut-il que l’auteur détruise lui-même cette conception en affirmant que toutes nos sensations sont fausses comme copies des objets matériels et qu’il nous est défendu de faire une théorie de la matière, en elle-même, en termes de nos sensations. Seule la matière empirique et physique pourrait se représenter sensuellement. C’est admettre, implicitement, que la matière peut avoir d’autres propriétés que celles que nous transmettent nos sens, mais si notre connaissance est exclusivement sensuelle, si, d’autre part, toutes nos sensations sont fausses, on se demande par quelle révélation extraordinaire on pourra finalement savoir ce qui est vrai et ce qui est faux.

Ce scepticisme est le résultat de quelques expériences démontrant, paraît-il, le témoignage contradictoire des sens. En voici le résumé : un même excitant détermine sur nos diverses terminaisons nerveuses des impressions