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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/119

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MAT
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montrer, car si les choses sont à ce point chaotiques, l’homme libre se mouvra au milieu de ces incohérences efficientes avec autant d’improbabilité qu’un joueur à la roulette et cette imprévision le soumettra aveuglément aux forces capricieuses et fantasques du milieu. Quant à la divinité, elle sombre dans cette éternelle et insoluble antinomie du dieu à la fois tout-puissant et cause du monde ; et impuissant puisqu’il y a des effets sans causes, se suffisant à eux-mêmes. La nécessité, c’est ce qui est ; ce qui ne peut pas ne pas être. On peut essayer de tourner cette évidence gênante de toutes les façons, on ne pourra jamais en tirer autre chose qu’une impossibilité absolue de supprimer la réalité objective. La mort inévitable de tout être humain est suffisante à elle seule pour le démontrer. Toutes les lois naturelles sont des nécessités et nul humain ne peut les supprimer. Tout au plus peut-on, à ses dépens, les ignorer. Comme ces lois se manifestent par des mouvements présents, qui sont des réalités indestructibles engendrant inévitablement des transformations obligatoirement déterminées et nécessaires qui sont la résultante de tous les mouvements, affirmer la contingence des lois de la nature c’est affirmer que ce qui est pourrait ne pas être. C’est affirmer que les chances de mort sont comme un est à l’infini et que nous pourrions tout aussi bien ne pas mourir. Nous sommes encore dans le verbiage pur.

Comme tous les métaphysiciens, Boutroux s’est enfermé dans d’inextricables contradictions et bien qu’admettant que les choses réelles ont un fond de durée et de changement qui ne s’épuise jamais, il soutient en même temps que « l’essence divine est immuable parce qu’elle est pleinement réalisée et qu’un changement ne pourrait qu’être une déchéance. Le résultat de cet état est une félicité sans changement ».

La métaphysique est rongée de ce vice fondamental qui lui fait chercher un sens humain et moral à l’insondable univers et vouloir absolument pétrir et modeler la grandeur vertigineuse et inconcevable de l’infini pour en tirer une justification de nos puériles inventions.

Le pluralisme de Rosny se différencie considérablement de toutes ces rêveries vieillottes. Sa philosophie admet toutes les données scientifiques, mais devant les difficultueuses explications du passage de la cause à l’effet, du simple au complexe, il conclut à la diversité irréductible de toutes choses et à l’absence de toute homogénéité. Il rejette l’identité, soit de la substance, soit du mouvement et par conséquent le monisme et n’admet que l’analogie qui groupe les choses par ressemblances très rapprochées, mais en fait son hétérogénéité, est plutôt singulière puisqu’il admet une sorte d’évolution vivante de la substance cosmique engendrant par des transformations successives tous les aspects du monde connu. Il se trouve alors devant des difficultés qui me paraissent insurmontables. Cette matière-énergie qu’il appelle la Nébula et qui proviendrait d’éléments dénommés Nébules, issus eux-mêmes de l’éther prodigieusement varié et multiforme, évoluant éternellement en d’inépuisables transformations ; ces innombrables éléments absolument dissemblables formeraient, en se groupant, des substances très voisines les unes des autres, analogues entre elles sans que cette opération extraordinaire, qui engendre du semblable avec du dissemblable, ne paraisse à son auteur tout aussi miraculeuse que la théorie adverse qu’il combat et qui veut faire du dissemblable avec du semblable. Nous retombons, ici même, dans les contradictions de Renouvier.

L’analogie reste d’ailleurs inexplicable et incompréhensible si elle ne renferme pas une identité quelconque cachée sous des différences. Si tout est vraiment dissemblable, substance et mouvement, on se demande ce qui créera l’analogie. Deux « nébulas » ne peuvent être analogues si elles n’ont rien de commun. D’autre part, admettre que le même éther, même différencié, engendre

d’autres formes substantielles qui diffèrent les unes des autres, c’est admettre visiblement que les mêmes éléments peuvent, groupés de façons différentes, engendrer des formes variées à l’infini. Mais alors pourquoi refuser ce pouvoir évolutif aux premiers éléments eux-mêmes et ne pas admettre que des variations de quantités, de groupements, de mouvements, etc., peuvent engendrer les modalités illimitées du monde sensible ? Pourquoi, également, trouver extraordinaire que la vie, dynamisme nouveau, ne puisse jaillir d’autres dynamismes antérieurs et différents ?

Enfin l’admission de l’hétérogénéité absolue des éléments supprime toute explication et tout savoir. Nous ne connaissons en effet que les choses dont les caractéristiques générales coïncident avec nos souvenirs et si tout diffère de tout, chaque image d’un objet ou d’un fait passé sera inutilisable pour un événement présent ou à venir, et nos milliards d’images n’auront aucune utilité. Enfin l’existence d’éléments semblables groupés selon des lois identiques nous permet de ramener l’inconnu au connu alors que la différenciation absolue des choses nous en interdit toute étude et toute compréhension.

En somme, dans cette philosophie, Rosny ne voulant point admettre la formation du complexe par le simple supprime celui-ci et ne laisse que du complexe irréductible, ce qui, dès lors, nous place en face d’une infinité d’inconnus. D’ailleurs, reporter sur les éléments analytiques les attributs qui nous paraissent les caractéristiques des synthèses me semble inadmissible. Cela revient à dire que la partie vaut le tout et qu’il y a autant de possibilités de constructions géométriques avec une seule ligne droite qu’avec cent.

Toutes ces tentatives d’explications des choses se ramènent en fait au problème fondamental de la connaissance elle-même. La compréhension, l’explication du monde objectif et subjectif a pour but essentiel de rechercher les similitudes, les ressemblances, les identités parmi la diversité des choses à seule fin d’en trouver, par comparaison, les processus morphologiques d’apparition, de formation, d’évolution ou de disparition pouvant s’appliquer à tous les cas particuliers ou généraux. Plusieurs faits inconnus pouvant s’expliquer par un seul fait connu ou, inversement, plusieurs faits connus pouvant expliquer un fait inconnu, nous voyons que la compréhension consiste à diminuer l’inconnu par une analyse tendant à ramener ses éléments à du connu, autrement dit la compréhension de l’univers suppose que la multiplicité de ses aspects peuvent être l’objet d’une reconnaissance de notre part uniquement parce que cette diversité d’apparence illimitée nous paraît formée d’éléments connus, groupés selon des dynamismes également connus, ce qui exige des identités, des permanences, des répétitions de ces éléments en mouvement. Nous sommes donc ramenés obligatoirement à rechercher ce qu’est exactement la connaissance.

Dans notre rapide exposé des diverses philosophies nous avons vu que les philosophes, dans leurs explications, ont constamment oscillé entre les conceptions issues du témoignage des sens et les conceptions issues du raisonnement. Nous avons également constaté que ces deux méthodes ont inévitablement abouti, quel que soit le génie de leurs partisans, à des résultats à peu près identiques. La méthode subjective aboutit à des actes de foi contradictoires heurtant notre raison. La méthode objective, basée sur l’observation sensorielle, laisse de côté la question qui intéresse précisément la plupart des humains : le rapport du subjectif à l’objectif. Il importe donc dans cette recherche de la connaissance de savoir quelle est la nature de ce que nous connaissons et ce en quoi elle consiste.

Nous pouvons déjà remarquer que la méthode purement subjective, utilisant la connaissance déjà réali-