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MAT
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cestrale mentalité humaine mélangée de mysticisme, de morale et de naïves ingéniosités reculant pas à pas devant l’envahissement progressif de l’esprit d’analyse et d’observation. Incapable de résoudre aucune des questions qu’elle pose, la métaphysique s’est totalement révélée impuissante à comprendre même que le pourquoi des choses, ultime produit de la synthèse humaine finie, ne pouvait avoir aucun sens réel par rapport aux éléments analytiques constituant l’univers infini.

Et ce n’est pas parce que le matérialisme présente une explication logique ou illogique de l’univers qu’il est haï et méprisé, c’est parce qu’il supprime les dieux et tous les bénéficiaires de la religiosité ; c’est parce qu’il présente une explication claire et compréhensive d’un fonctionnement universel, se suffisant à lui-même, sans mystère redoutable, sans surnaturel angoissant ; c’est surtout parce que, ne recherchant uniquement que ce qui est, il ne s’occupe point de morale et sépare nettement la vérité de l’intérêt humain. Le matérialisme ne cherche pas la morale de l’univers, il n’en cherche pas les finalités d’après le fini humain. Il explique seulement comment nous sentons cet univers.

Issu de l’esprit aventureux de l’homme, il est l’expression, le résumé de ses découvertes L’homme peut utiliser ces découvertes, se connaître, se comprendre et créer alors une morale humaine, uniquement humaine, proportionnée à sa nature et à sa durée et non créer l’étrange folie de faire tourner les mondes autour de son nombril.

Ainsi la philosophie matérialiste loin d’être le culte de l’immobile, du statique et du stagnant nous apparaît comme l’histoire même de la naissance et de l’évolution de l’intelligence humaine. — Ixigrec.

Ouvrages a consulter. — P. Janet : Le Matérialisme contemporain — Lange : Histoire du Matérialisme (2 vol.) — A. Lefèvre : La Philosophie — A. Binet : L’âme et le corps — Le Dantec : Savoir ; Contre la métaphysique, etc. — J. Sagerat : La vague mystique ; La dévolution philosophique et la science — Em. Bréhier : Histoire de la Philosophie (2 vol.) — Bergson : Matière et Mémoire — Renouvier : Le Personnalisme — Boutroux : De la contingence des lois de la nature — J.-H. Rosny aîné : Le Pluralisme — M. Boll : La science et l’esprit positif — A. Darbon : L’explication mécanique et le nominalisme, etc., ainsi que les ouvrages indiqués, plus loin, à la bibliographie de Matière.

MATERIALISME (individualiste). — Des plumes plus compétentes que la mienne consacreront sans doute au matérialisme philosophique et à son histoire des pages remplies d’érudition. Elles décriront le duel entre le matérialisme et le spiritualisme, avoué ou camouflé, duel toujours en cours ; elles exposeront les thèses diverses des partisans de l’unité de la matière, elles raconteront l’histoire de l’évolution du matérialisme ; elles examineront son influence sur l’art, la littérature, la sociologie.

Je me contenterai d’envisager le matérialisme au point de vue particulier de notre individualisme anarchiste, autrement dit d’un individualisme qui s’insoucie complètement des restrictions et des constrictions d’ordre archiste, cet archisme fût-il religieux ou civil. Qui dit individu dit réalité. Parler de matérialisme, d’autre part et pour nous, est synonyme de parler de réel. Rien ne nous intéresse en dehors du réel, du sensible, du tangible individuellement, voilà notre matérialisme. La réalité, c’est la vie. Nous rendre la vie, notre vie individuelle, la plus agréable, la plus plaisante qui soit ; fuir la souffrance, les soucis, les désagréments ; faire des années de notre vie une succession de jouissances, de voluptés ; en désirer autant pour nos amis, nos camarades, tous ceux qui en veulent autant pour nous, voilà

l’aspiration que nous prenons à tâche de convertir en réalité.

Nous nous insoucions de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu, de l’au-delà, bon ou mauvais. Ces hypothèses ne nous sont d’aucune utilité dans nos recherches de plus de bonheur, notre course au plaisir. La spéculation métaphysique ne nous apparaît que comme un amusement ou une distraction et le monde moral comme un domaine fantomatique. La seule réalité, c’est que la satisfaction de nos désirs nous procure de la joie, leur irréalisation nous aigrit, à moins qu’elle ne nous enlève notre énergie. Nous nous sentons nés, faits, confectionnés si l’on veut, pour profiter, bénéficier des bonnes choses que peut nous procurer la nature ambiante, pour en épuiser le contenu, le vider jusqu’à l’ultime possibilité de sensation. De par notre effort ? Soit ! Mais nous voulons que notre effort serve à nous rendre le réel, l’existence, notre existence plaisante et agréable à vivre. S’il fait froid, que notre effort serve à nous vêtir chaudement ou à substituer de la chaleur artificielle à la chaleur naturelle ; si c’est la nuit qui règne, que notre effort serve à remplacer l’absente clarté du soleil par un procédé lumineux ; s’il pleut, que notre effort serve à nous créer un abri contre l’onde que laissent échapper les nuages se dissolvant. Et ainsi de suite.

Notre individualisme est un individualisme de réalité. Notre matérialisme fait de nous des amants de la joie de vivre. Notre individualisme n’est pas un individualisme de cimetière, un individualisme de tristesse et d’ombre ; notre individualisme est créateur de joie — en nous et hors nous. Nous voulons trouver de la joie partout où faire se peut — c’est-à-dire en rapport avec notre puissance de chercheurs, de découvreurs, de réalisateurs ; et nous voulons en créer partout où il nous est possible, c’est-à-dire partout où nous constatons l’absence de préjugés et de conventions relatifs au « bien » ou « mal ». Nous évoluons sous le signe de la joie de vivre. Et c’est à cela que nous reconnaissons que nous nous portons bien : quand nous voulons donner et recevoir de la joie et de la jouissance, fuir pour nous-mêmes et épargner à ceux qui nous rendent la réciproque les larmes et la souffrance.

Quand ce n’est pas le printemps qui chante en notre for intérieur ; lorsqu’au fond, tout au fond de notre être intérieur, il n’y a ni fleurs, ni fruits, ni aspirations voluptueuses, c’est que cela va mal et qu’il est temps de songer, j’en ai peur, à l’embarquement pour l’obscure contrée dont nul n’est jamais revenu. Ce n’est pas une question d’année en plus ou en moins. Comme ceux de l’Olympe, nos « dieux » sont éternellement beaux et jeunes éternellement. N’importe que l’automne touche à sa fin et que nous ignorions si demain, nous verrons se lever l’aube pour la dernière fois : l’essentiel est qu’aujourd’hui encore, nous nous sentions aptes à revendiquer la joie de vivre.

Il y a le matérialisme individualiste de ceux qui veulent se créer de la joie en dominant, en administrant, en exploitant leurs semblables, en recourant à la puissance sociale dont ils sont détenteurs — gouvernementale, monétaire, monopolisatrice. C’est l’individualisme des bourgeois. Il n’a rien de commun avec le nôtre.

Nous voulons, nous autres, un individualisme qui rayonne de la joie et de la bienveillance, comme un foyer de la chaleur. Nous voulons un individualisme ensoleillé, même au cœur de l’hiver. Un individualisme de bacchante échevelée et en délire, qui s’étende et s’épande et déborde, sans prêtres et sans surveillants, sans frontières et sans rivages ; qui ne veut pas peiner et porter de fardeaux, mais qui ne veut pas accabler autrui ni lui imposer de charges ; un individualisme qui ne se sent pas humilié quand il est appelé à guérir les blessures qu’il peut avoir étourdiment infligées en route.