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rité faisant un devoir de ne point négliger l’ombre même d’un défaut. Seulement coups de griffes ou de dents n’ont cours qu’à l’intérieur, rien ne transparaît en dehors ; pour le public, ton doucereux, allures patelines sont uniformément de rigueur. » (Par delà l’intérêt). On raconte qu’Esope, un simple esclave phrygien mais qui avait beaucoup plus d’esprit que son maître, ayant reçu de ce dernier l’ordre d’acheter ce qu’il y avait de meilleur, pour le servir dans un festin, n’acheta que des langues. « N’est-ce pas ce qu’il y a de meilleur ? » répondit-il, quand on le questionna. Mais ayant reçu l’ordre d’acheter ensuite ce qu’il y avait de pire, le même Esope n’acheta encore que des langues, déclarant que c’était incontestablement ce qu’il y avait de pire, la langue étant la mère des plus grands maux. Le fabuliste avait raison. Si le langage rend seul la civilisation possible, il faut convenir que des existences, en grand nombre, sont empoisonnées par les diffamations, les cancans, les ragots de toutes sortes. Et malheureusement la médisance est commune à tous les milieux ; elle est encore pire dans les milieux trop étroits, trop fermés, ainsi que dans les petites villes où chacun se connaît et s’épie. Contre cette tendance, il est regrettable de constater que les esprits éclairés, les hommes d’avant-garde ne réagissent pas toujours. Pourtant rien de plus destructif de la sympathie fraternelle qu’ils désirent instaurer, au moins dans le cercle restreint de ceux qui peuvent les comprendre. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit bon de faire comme l’autruche et de fermer les yeux, pour se laisser duper par n’importe qui. Mais, pour accorder sa bienveillance à quelqu’un, est-il nécessaire qu’il soit sans défaut ? Si oui, rien à faire, personne n’étant dans ce cas ; résignons-nous à rester solitaire. De plus, il se tromperait pitoyablement celui qui se croirait parfait ; comme autrui, il a ses faiblesses, il a besoin que ceux qui l’entourent l’excusent et lui pardonnent certains travers.

Utilisons la médisance, lorsqu’elle nous atteint, pour nous corriger quand elle est justifiée, au moins en partie. Pour le reste, méprisons-la. Que la défiance entre en nous, lorsque quelqu’un passe son temps à dire du mal de ses connaissances, de ceux-là même qu’il proclame ses amis. Dès que nous tournerons le dos, ce sera notre tour d’être étrillé. ‒ L. B.


MÉDITATION (et PRIÈRE) n. f. J’aime méditer et souventes fois, vous m’aviez reproché de ne pas tendre l’ouïe aux bruits de la rue. De ne prêter l’oreille aux rumeurs qui s’élèvent des carrefours et des avenues. De rester sourd aux clameurs qui se répercutent sur les places et sur les marchés, aux tumultes des assemblées et des attroupements.

Après maintes hésitations, j’ai voulu tenter une expérience. J’ai ouvert toute grande celle de mes croisées qui donne sur la voie publique. Toute grande. Et dans ma chambre d’homme studieux, aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures, aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures, dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche, qui réfléchit, qui compose, dans ma chambre s’est engouffré comme une trombe de cris et de paroles, comme un cyclone de sons mêlés, enchevêtrés, confus, discordants, désordonnés, volumineux.

Sans doute, dans cet étrange tourbillon, j’ai perçu le grondement de colère des déshérités, pareil au bouillonnement du flot qui bat avec furie les quais, les digues, les jetées ‒ ce qui l’entrave et ce qui l’encercle. Sans doute, dans ce tourbillon, j’ai reconnu les lamentations des misérables que, sans relâche, un sort adverse et ironique talonne, terrasse et piétine ; les râles d’agonie des désespérés qui exhalent l’ultime souffle en blasphé-

mant Dieu ou les circonstances, en maudissant la Société ou la Nature, en reniant ceux qui les ont engendres ou éduqués. Sans doute, dans cet effrayant tourbillon, j’ai entendu vibrer l’écho du fracas des batailles des insurrections, des mises à sac, des catastrophes, des cataclysmes humains et extra-humains qui se sont succédés depuis que la planète est planète. Mais j’y ai aussi distingué un vacarme assourdissant d’appels, de répliques, d’Injures, d’exclamations, d’imprécations, d’interjections, d’éclats de voix se heurtant, s’entrecroisant, s’efforçant de se dominer l’un l’autre, assez semblable au tapage qui remplit, les nuits d’été, les marécages stagnants où les grenouilles coassent et s’ébattent par milliers.

Toutes les observations, les remarques, les discussions, les approbations, les critiques que suscitent ou soulèvent les débats du Parlement les audiences des tribunaux, les discours des gens qui incarnent l’autorité les articles « de fond » de la demi-douzaine de quotidiens qui dirigent, régentent, « font » l’opinion publique. Les phrases redondantes, les périodes à effet, dont Il ne reste plus rien une fois qu’on les a analysées et disséquées, Tous les flonflons de la « musique de cirque » intellectuelle qu’est le bavardage écrit ou parlé des rhéteurs de la politique. Tout ce qui s’élucubre ou s articule pour que les hommes, l’immense majorité des hommes, puissent se faire une opinion qu’ils ont le front, ensuite, de proclamer « personnelle ». Tous ces mots s’infiltraient, pénétraient dans ma chambre, tel un déluge submergeant et irrésistible.

Accablé, abasourdi, aveuglé par cette inondation et par cette poussière de voix et de sons, je ne reconnaissais plus ni mon environnement ni moi-même. Je ne pouvais plus ni imaginer, ni concevoir, ni inventer. Mes facultés de résistance, d’observation d’initiative n’étaient plus, oblitérées, annihilées, anéanties qu’elles paraissaient. Je me sentais dans l’état d’un baigneur imprudent qui s’est aventuré loin de la plage qui a laissé la marée monter, monter encore, l’entourer l’assiéger, l’investir et qui s’aperçoit tout à coup qu’il ne reste aucune chance de salut. Mon cerveau vacillait dans cette atmosphère cacophonique ; mes nerfs cédaient. Rassemblant enfin tout ce qui me restait d’énergie latente, dans un dernier effort, j’ai volé vers la croisée que j’avais si imprudemment ouverte, celle qui donne sur la voie publique. Et je l’ai close, hermétiquement close.

Dans ma chambre d’homme studieux aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures, dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche qui réfléchit, qui produit, la quiétude et le silence sont maintenant revenus. La quiétude et le silence propices à l’élaboration, à la création, au labeur. La solitude où croissent, s’épanouissent et portent leurs fruits les facultés créatrices et productrices. Le calme et le silence en dehors desquels il ne se conçoit ni ne s’achève rien de profond ni d’original. Rien qui persiste ou qui résiste ; rien qui perdure.

Mais je n’ai pas seulement besoin de méditer. J’ai besoin de prier, moi, le matérialiste, le mécaniste, l’athée. J’ai besoin de prier, c’est-à-dire de m’épancher, de me raconter à moi-même mes afflictions, mes peines, mes désirs, mes aspirations. Et voici, ou à peu près quelle est ma prière, celle qui me réconforte aux heures de faiblesse ou de découragement : « Forces, Énergies, puissances affirmées, à l’œuvre ou latentes en moi, qui n existez que parce que je suis, qui sont moi-même. Sans lesquelles je ne serais ni convenable, ni imaginable, ni existant. Faites que je me développe jusqu’à l’extrême de mes aptitudes, jusqu’à l’ultime limite de mes capacités de sensations et de jouissances. Que je me révèle