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MEM
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Si cette extension du mot mémoire au domaine dé la matière brute est souvent rejetée, on fait moins de difficultés pour admettre la mémoire biologique. On a vu, dans la mémoire, un phénomène de résonance caractéristique de la vie (Le Dantec). L’héritage dans une lignée serait un fait de mémoire. (Richard Semon ; Eugénie Rignano). L’immunité acquise après certaines maladies ou certaines inoculations serait comparable à un souvenir. Et les expériences de Pavlov et de ses élèves viennent appuyer cette manière de voir. Voici l’une des plus récentes. Si l’on injecte une albumine dans le péritoine d’un animal, ce dernier réagit par une sécrétion qui neutralise les effets de la substance injectée. Que l’on répète souvent l’épreuve en l’accompagnant de l’émission d’une même note de musique, il arrivera un moment où le seul excitant musical, sans injection d’albumine, suffira à provoquer la sécrétion coutumière. Il y a là un fait de tout point comparable au ravivement d’un souvenir par l’effet d’une sensation qui lui a été antérieurement associée.

La mémoire psychologique, à son tour, comporte une infinité de degrés dont les premiers se relient aux formes précédentes. Ce sont des animaux inférieurs qui placés en aquarium prennent leurs attitudes habituelles à l’heure de la marée dont ils ne ressentent plus les effets. Ce sont des rythmes qui persistent lorsque la cause qui leur avait donné naissance s’est inversée. L’homme qui est appelé à travailler de nuit, conserve, quelques jours, le minimum de température nocturne que le repos ne motive plus.

Cependant. dès que l’on s’élève dans la série animale, un facteur nouveau apparaît ou du moins devient prépondérant (car il se manifestait déjà dans les expériences de Pavlov) : c’est la mémoire associative. « La mémoire associative consiste essentiellement en ceci qu’une réaction provoquée par un facteur apparaîtra sous l’influence d’une autre facteur qui aura été plus ou moins souvent associé au premier. » C’est le chien qui las d’être enfermé manifeste sa joie lorsque son maître met son chapeau. C’est le bébé qui remue avidement les lèvres lorsqu’il voit allumer le réchaud sur lequel on fait tiédir sa bouillie.

La mémoire humaine ne paraît différer de la mémoire animale que parce que l’individu prend connaissance de lui-même par le dedans, c’est-à-dire subjectivement. L’influence du passé dont le physiologiste (qui l’étudie du dehors, objectivement) reconnaît le caractère matériel, se manifeste à nous par des images qui semblent insubstantielles. Nous nous figurons que le passé se représente à nos yeux. Pourtant la mémoire résulte du jeu d’une fonction comme toute autre ; l’acquisition des souvenirs se fait suivant une loi semblable à celle qui régit certaines réactions physico-chimiques.

En adoptant la définition la plus générale du fait de mémoire nous ne trouvons pas de solution de continuité entre le monde inorganique et le spécimen le plus évolué des êtres organisés ; l’application d’une même désignation à l’ensemble est justifiée.

Les psychologues, pour la plupart, repoussent cette extension. Certains, comme Th. Ribot ont laissé de côté les faits physiques et les habitudes du monde végétal. D’autres, plus rigoureux ne veulent comprendre dans le concept mémoire que ce qui est reproduction spontanée et non simple conservation « alors le souvenir doit être défini, non plus un état qui dure, mais un état qui renaît. » (Dugas). ‒ Où serait-il entre son origine et sa renaissance ? ‒ En outre, il n’est point « le retour fixe, à intervalle régulier, la persistance rythmique de perceptions passées, mais le retour incertain, à un moment quelconque, de ces perceptions. » Réaction appropriée aux circonstances « elle est un

phénomène d’adaptation. » ‒ Il est pourtant des souvenirs fâcheux, d’effet nuisible. Il se distinguerait des habitudes, uniformes, involontaires, car il est variable et conscient ‒ et les obsessions ? ‒ Enfin le souvenir est intégré dans notre personnalité. « Un souvenir c’est un événement qui n’est pas seulement venu à telle heure dans ma vie, mais qui l’a marquée plus ou moins. » « Le souvenir doit avoir sa localisation dans le temps et son attribution au moi. » Si subtile que soit cette définition, qui, à la rigueur, pourrait s’appliquer à des animaux très inférieurs, elle a son utilité si elle ne tend qu’à circonscrire et à préciser le caractère de la mémoire humaine, la plus développée, la mieux nuancée, en laissant de côté la genèse de la fonction.

En réalité nous sommes bien en présence d’une série continue. Au point de départ, la mémoire passive ou inerte, fragmentaire. Au point d’arrivée, la mémoire active ou vive, systématisée. D’un bout de la chaîne à l’autre la passivité se réduit et l’activité s’accroît. Mais ni l’une ni l’autre, n’est jamais totalement absente. Un choc laisse une trace sur la pierre qui le subit passivement, mais ce choc prolonge activement ses effets : l’ébranlement moléculaire consécutif, la dégradation de la surface moins résistante aux agents naturels. À l’opposé, lorsqu’un souvenir paraît surgir spontanément, entrer en activité au moment favorable pour nous, il faut bien qu’il ait son origine dans des empreintes, des modifications de la matière organique dont notre corps est composé. La systématisation, nulle au début de la série, se développe de même progressivement à mesure que les connexions cellulaires et nerveuses prennent de l’importance.

Il est important de remarquer que « la mémoire doit être regardée comme une fonction dynamique et non comme un magasin d’images ». (Von Monakow, Piéron). Il faut se garder de considérer un souvenir comme un minuscule cliché conservé dans une cellule de notre cerveau. Celles-ci sont assez nombreuses pour suffire à tous nos besoins (plus de neuf milliards dans la seule écorce cérébrale), mais toute perception complexe qui pénètre en nous se décompose en éléments. « La mémoire n’est pas autre chose que le renforcement, la facilitation du passage de l’influx nerveux dans certaines voies… La mémoire ne réside pas dans l’image, considérée comme un ensemble statique, mais dans le pouvoir dynamique de reconstitution de la perception, dont les éléments ne sont autres que des sensations, sensations ravivées, sensations suscitées par une excitation d’origine centrale au lieu de l’excitation périphérique habituelle, sensation qui pourrait aussi bien être provoquée par une excitation électrique artificielle si nous pouvions limiter celle-ci aux éléments corticaux utiles. » (Piéron).

On a souvent opposé à la mémoire, l’intelligence et la raison.

Assurément, tant qu’il n’y a rien de plus que la conservation de l’empreinte du passé, qu’il s’agisse de matière inorganique (cas de la loi de Lenz-Le Chatelier) ou d’êtres vivants (sensibilité différentielle) il peut y avoir réaction adaptée, mais c’est seulement quand il y a liaison entre les traces laissées dans l’organisme par des sensations simultanées que le psychisme peut s’ébaucher et quand des relations s’établissent entre des ensembles de sensations ou phénomènes consécutifs, que la raison commence à se manifester. L’intelligence est la connaissance des rapports entre des phénomènes qui se sont succédé. Il ne peut y avoir intelligence sans mémoire. Toute opération intellectuelle comporte une association d’idées et cette association n’est possible que grâce à la conservation de souvenirs intégrés à notre personnalité.

De même que l’assimilation des éléments par notre corps rencontre une limite, l’intégration dans notre