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MEM
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pas lui-même l’objet de soins assidus. La mauvaise opinion que nous avons de la mémoire vient de ce que nous confondons les souvenirs dus à un travail personnel avec la mémoire paresseuse ou infirme qui consiste à retenir des jugements tout faits sur des objets que d’autres ont observés, à saturer le cerveau de reflets de deuxième ordre.

Devons-nous aller jusqu’à rejeter l’expérience de nos devanciers, former les esprits en leur faisant parcourir à nouveau le cycle d’essais et d’hypothèses qui ont amené la science à son état actuel ? Cela serait impraticable. D’ailleurs, durant le premier âge, l’enfant est naturellement conduit à utiliser à la fois l’expérience des adultes qui l’entourent et la sienne propre ; sa raison naissante a besoin du secours de leur raison. Mais c’est à des objets qui sont à sa portée, aux événements de sa vie même que doivent se rapporter les règles logiques dont on lui montre l’usage. L’enseignement des sciences devra être accompagné d’un résumé de leur histoire. La répétition du processus de découverte est même de rigueur pour quelques lois essentielles. Ainsi, sans surcharger la mémoire de l’enfant, en fera naître en lui l’ambition de créations personnelles ou tout au moins de combinaisons nouvelles.

On a prétendu soulager la mémoire grâce à des procédés artificiels dits mnémotechniques. Tout l’exposé que nous avons fait condamne ces artifices le plus souvent puérils. Le véritable appui de la mémoire est l’intérêt que porte l’élève au sujet étudié, s’ajoutant à la conscience qu’il prend des liens logiques qui l’unissent aux connaissances déjà acquises.

L’apprentissage doit s’inspirer des mêmes principes. L’habitude, nous l’avons vu, n’est qu’une forme de la mémoire. Si celle-ci risque d’être automatique et bornée, celle-là peut devenir routinière et exclusive. La formation professionnelle ne doit pas se restreindre à une spécialité unique. Le degré d’entraînement d’un organe et d’une faculté isolés est limité ; pour gagner un échelon, il faut faire profiter l’ensemble. Il y a un équilibre obligé dans le jeu de tous les appareils vitaux ; l’éducation technique est dans la dépendance de la culture générale, elle requiert une sensibilité étendue, du jugement, une personnalité puissante. Le développement du machinisme moderne, séparant la pensée de l’action, uniformisant et disciplinant sévèrement les gestes, refrénant les initiatives, abolissant la personnalité, met en danger la civilisation plus encore que l’esclavage antique. Étroite spécialisation, taylorisation du travail non compensée par la variété des occupations, autant de menaces pour l’intelligence humaine. ‒ G. Goujon.

MÉMOIRE (Caractères généraux, éducation, etc.). Ce que c’est que la mémoire. Les psychologues et les philosophes admettaient presque tous autrefois que chaque individu possédait un corps et une âme douée de certains pouvoirs ou facultés : faculté de vouloir ou volonté, faculté de se souvenir ou mémoire, etc. Aujourd’hui cette conception est abandonnée.

« Si, en disant : nous avons la faculté de la mémoire, vous n’entendez rien autre qu’une abstraction désignant le pouvoir intérieur de se souvenir du passé, il n’y a là aucun mal. Nous possédons cette faculté, puisque nous avons incontestablement ce pouvoir. Mais si par faculté vous entendez un principe d’explication de notre pouvoir général de réminiscence, alors votre psychologie est vide. La psychologie associationniste, au contraire, donne une explication de chaque fait particulier de la mémoire, et elle explique ainsi la faculté en général. Dire de la mémoire : c’est une faculté, n’est donc pas une explication réelle et dernière, car elle doit être elle-même expliquée par l’association des idées… Si la mémoire était une faculté accordée à l’homme dans un but tout pratique, c’est des choses les plus nécessaires que nous devrions nous souvenir le plus

aisément. La fréquence des répétitions et la date récente de l’idée reçue dans l’esprit ne joueraient aucun rôle. Mais nous nous souvenons mieux des choses arrivant fréquemment et à une date peu éloignée ; nous oublions les choses anciennes expérimentées une seule fois. Dans l’hypothèse émise plus haut, tout cela est une anomalie incompréhensible. » W. James. (Causeries pédagogiques.)

Mais si, comme l’indique fort bien W. James, on n’explique rien en disant que nous nous souvenons parce que nous avons une faculté que l’on appelle : mémoire, on n’explique pas tout au moyen de la psychologie associationniste. Sur bien des points même la psychologie associationniste ‒ qui a évolué et évoluera encore ‒ paraît nettement en désaccord avec les faits. C’est le cas par exemple des souvenirs globaux d’images : ce n’est pas à la suite de l’association des détails d’une image que nous reconnaissons cette image, nous pouvons, par exemple, être incapables de reconnaître chacun des détails d’un portrait, pris isolément, tout en pouvant aisément reconnaître l’ensemble. Il est souvent plus aisé de se souvenir des ensembles que des détails ; il sera plus facile à un enfant de reconnaître cinq ou six mots, présentés globalement, que cinq ou six lettres et les auteurs des méthodes globales de lecture ont tiré parti de ce fait.

En réalité, la psychologie scientifique est de date récente, les problèmes qui se posent à elle sont extrêmement compliqués et les résultats qu’elle a obtenus sont peu nombreux et souvent discutables. Nous n’essaierons donc pas d’expliquer les pourquoi de la mémoire. Deux hypothèses sont possibles au sujet de la conservation des souvenirs : 1° les souvenirs se conservent sous forme de modifications cérébrales ; 2° ils se conservent sous forme de phénomènes psychologiques inconscients, indépendants du cerveau. D’après Bergson, ces deux hypothèses seraient partiellement vraies, le passé se survivrait sous deux formes distinctes : 1° dans les mécanismes moteurs dépendants du cerveau ; 2° dans des souvenirs indépendants.

Il n’y a pas davantage accord en ce qui concerne les limites de la mémoire. Dans le langage courant on donne le nom d’habitude à une mémoire motrice résultant de la répétition mais ce que l’on considère comme mémoire est bien souvent dû, en réalité, à un apprentissage moteur, l’enfant qui récite une poésie le fait grâce à des souvenirs moteurs d’articulation beaucoup plus qu’à l’aide de la mémoire des idées.

On tend « généralement aujourd’hui, écrit Piéron, à envisager comme habitude tout apprentissage, toute acquisition qui se perfectionne par répétition, et à réserver à la mémoire les souvenirs d’événements uniques non susceptibles d’être répétés, repassés ».

Un certain nombre de psychologues restreignent le sens du mot mémoire d’une autre façon. La mémoire ne serait pas seulement l’évocation d’une expérience antérieure ; pour qu’il y ait fait de mémoire la persistance, l’aptitude à renaître du souvenir doit être complété par un caractère personnel, subjectif, il faut que l’individu ait conscience que le souvenir évoqué est un élément de son expérience antérieure. C’est un tel sens restreint qu’admet Dugas lorsqu’il distingue le savoir des souvenirs et écrit : « Ce n’est pas à la qualité d’être conservées et rappelées, mais à celle d’être reconnues par l’esprit comme ses acquisitions individuelles et propres que les connaissances doivent le titre de souvenirs. »

Des divisions de la mémoire. — Il est d’observation courante que les individus diffèrent considérablement en ce qui concerne leur aptitude à se souvenir non seulement au point de vue quantitatif mais encore au point de vue qualitatif. Certes l’intérêt est pour beaucoup dans ces différences : si le marchand se souvient mieux des cours des marchandises, le sportsman des records