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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/227

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demeures séparées, faire connaître ses relations ou non ; la séparation pouvait s’opérer sans la moindre formalité. Certaines coutumes avaient surgi de cette absence de réglementation en manière d’union sexuelle : il n’était pas poli de demander quel était le père d’un enfant nouveau-né ou encore quel était le « mari » ou quelle était la « femme » de celle-ci ou celui-là… « Modern Times » comptait une cinquantaine de cottages, proprets et gais sous leur robe mi-blanche et mi-verte dont les habitants s’assemblèrent dans leur petite salle de réunions… car on avait annoncé, pour l’après-midi, une réunion de conversation… la discussion roula sur l’éducation, la loi, la politique, le problème sexuel, la question économique, le mariage : ces sujets furent examinés avec beaucoup d’intelligence et, témoignage rendu à l’individualisme, pas un mot de déplacé, ou une dispute, ne s’éleva ; si toutes les vues exprimées étaient « hérétiques », chaque personne avait une opinion à elle, si franchement exprimée, qu’elle faisait entrevoir un horizon de rares expériences… Josiah Warren me fit voir l’imprimerie et quelques autres bâtiments remarquables du village. Il me remit une des petites coupures employées comme monnaie entre eux. Elles étaient ornées d’allégories diverses et portaient les inscriptions suivantes : Le temps, c’est la richesse. – Travail pour Travail. – Non transférable. – Limite d’émission : deux cents heures. – Le travail le plus désagréable a droit à la rémunération la plus élevée… Je n’ai jamais revu « Modern Times », mais j’ai entendu dire que, dès que la guerre civile eut éclaté (en 1866), la plupart de ceux que j’avais vus avait quitté la colonie sur un petit bâtiment et s’en étaient allés fixer leur tente sur quelque rive paisible du Sud-Amérique. »

On me dira qu’il s’agit de colonies créées par des nordiques qui passent, de par constatation et tradition, pour plus persévérants que les latins et méridionaux en général. Il y a eu, au Brésil, une colonie fondée exclusivement par et pour des communistes anarchistes italiens c’est la fameuse Cecilia, qui dura de 1890 à 1891. Son initiateur, le Dr Giovanni Rossi, écrivait à son sujet, dans l’Università Popolare de novembre-décembre 1916, les lignes suivantes :

« Pour moi, qui en ai fait partie, la colonie La Cecilia ne fut pas un fiasco… Elle se proposait un but de caractère expérimental : se rendre compte si les hommes actuels sont aptes à vivre sans lois et sans propriété individuelle… À ce moment-là, à l’exposé doctrinaire de l’anarchie, on objectait : – Ce sont des idées très belles mais impraticables aux hommes actuels. La Colonie Cecilia montra qu’une centaine de personnes, dans des conditions économiques plutôt défavorables avaient pu vivre deux ans avec de petits différends, et une satisfaction réciproque sans lois, sans règlements, sans chefs, sans codes, sous le régime de la propriété commune, en travaillant spontanément en commun… Le compte rendu, opuscule publié sous le titre de « Cecilla communauté anarchique expérimentale », aboutissait à cette conclusion. Il fut rédigé par moi et approuvé par l’unanimité des colons. »

Est-ce à dire que nous niions les jalousies, les désaccords les luttes d’influences, les scissions et tant d’autres formes des guerres intestines de plus ou moins noble aloi, qui ont dévasté, déchiré, ruiné prématurément trop de Colonies ou Milieux Libres ? Certes, non, mais nous prétendons que ces difficultés ou ces traîtrises se rencontrent partout où des humains d’esprit avancé s’assemblent, même quand leur réunion a en vue un objet purement intellectuel. Dans les colonies ces taches ou ces souillures sont plus évidentes, plus visibles, voilà tout.

Je nie si peu les ombres du tableau que trente ans d’études et d’observations m’ont amené a considérer, au point de vue éthique (je ne dis pas économique) les circonstances ou les états de comportements ci--

dessous, comme les plus propices à faire prospérer et se prolonger les milieux de vie en commun, leurs membres fussent-ils individualistes ou communistes :

a) le colon est un type spécial de militant. Tout le, monde n’est pas apte à vivre la vie en commun, à être un milieu-libriste. Le « colon-type » idéal est un homme débarrassé des défauts et des petitesses qui rendent si difficile la vie sur un terrain ou espace resserré : il ignore donc les préjugés sociaux et moraux des bourgeois et petits bourgeois. Bon compagnon, il n’est ni envieux, ni curieux, ni jaloux, ni « mal embouché ». Conciliant, il se montre fort sévère envers lui-même et très coulant à l’égard des autres. Toujours sur le guet pour comprendre autrui, il supporte volontiers de ne pas l’être ou de l’être peu. Il ne « juge » aucun de ses coassociés, s’examine d’abord lui-même et, avant d’émettre la moindre opinion sur tel ou telle, tourne, selon l’antique adage, sept fois sa langue dans sa bouche. Je ne prétends pas qu’il soit nécessaire que tous les aspirants colons aient atteint ce niveau pour instaurer un « milieu libre ». Je maintiens qu’en général le « colon-type » aura en vue ce but individuel et que s’efforçant de s’y conformer, il ne lui restera que peu de temps pour se préoccuper des imperfections d’autrui. Avant d’être un colon extérieur, il convient d’être un colon intérieur ;

b) la pratique du stage préparatoire a toujours donné de bons résultats ;

c) le nombre permet le groupement par affinités ; il vous est plus facile de rencontrer parmi deux cents que parmi dix personnes seulement quelques tempéraments qui cadrent avec le vôtre. L’isolement individuel est logiquement funeste à l’existence des milieux de vie en commun ;

d) une grande difficulté est la femme mariée, légalement ou librement, et entrant dans le milieu avec son « mari » ou « compagnon » ; avec des enfants, la situation est pire. Le « colon-type » est célibataire en entrant dans la colonie ou se sépare de sa compagne en y pénétrant (ou vice-versa, bien entendu) ;

e) point de cohabitation régulière entre les compagnons et les compagnes, et le milieu a d’autant plus de chances de durée. Il en est de même lorsque les « compagnes » sont économiquement indépendantes des « compagnons », c’est-à-dire quand il n’est pas une seule compagne qui ne produise et consomme en dehors de toute protection ou intervention d’un compagnon, quel qu’il soit ;

f) tout milieu de vie en commun doit être un champ d’expériences idéal pour la pratique de la « camaraderie amoureuse », du « pluralisme amoureux », de tout système tendant à réduire à zéro la souffrance sentimentale. Tout milieu de vie en commun, où les naissances sont limitées, où les mères confient leurs enfants dès le sevrage (au moins pendant la journée) à des éducateurs de vocation, où l’enfant ne rend pas esclave celle qui l’a mis au monde, a de grandes chances de durer plus longtemps ;

g) toute colonie constituant un foyer intensif de propagande – même simplement au point de vue industriel : fabrication d’un article spécial, par exemple – augmente ses chances de durée ; toute colonie qui se renferme en soi, se replie sur elle-même, au point de ne plus rayonner à l’extérieur, se dessèche et périt bientôt ;

h) il est bon que les participants des milieux de vie en commun se fréquentent, surtout entre sexes opposés ; qu’ils se rencontrent en des réunions de distraction ou de conversation, repas en commun, etc… ;

i) le régime parlementaire ne s’est montré d’aucune valeur pour la bonne marche des colonies, qui exigent