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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/226

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prouve que les difficultés et les misères se multiplient dans la mesure où on le laisse prendre racine ».

Charls Nordhoff qui avait visité, quelque vingt-cinq ans auparavant, les colonies américaines, ne fait pas entendre un autre son de cloche. Son enquête avait été très consciencieuse (The Communistic Societies of the United States, 1875). Il reconnaît que les colons, pris en général, ne se surmènent pas – qu’ils n’ont pas de domestiques – qu’ils ne sont pas paresseux – qu’ils sont honnêtes – humains et bienveillants – qu’ils vivent bien, de façon beaucoup plus saine que le fermier moyen – qu’ils sont ceux des habitants de l’Amérique du Nord qui montrent le plus de longévité – que personne, parmi eux, ne fait de l’acquisition des richesses un des buts principaux de la vie. Le système des colonies libère la vie individuelle d’une masse de soucis rongeurs…, de la crainte d’une vieillesse malheureuse. « En comparant la vie d’un « colon » heureux et prospère (c’est-à-dire d’un colon ayant réussi) à celle d’un mécanicien ou d’un fermier ordinaire des États-Unis, renommés cependant pour leur prospérité – plus spécialement aux existences que mènent les familles ouvrières de nos grandes villes, j’avoue – conclut Nordhoff – que la vie d’un colon est débarrassée à un tel point des soucis et des risques ; qu’elle est si facile, si préférable à tant de points de vue, et dans tous les aspects matériels de la vie ; j’avoue que je souhaite de voir ces associations se développer de plus en plus dans nos contrée ».

Dans son « Histoire du Socialisme aux États-Unis », le socialiste orthodoxe Morris Hillquit ne donnera pas une autre note. C’est pourtant un adversaire de ces expériences qu’il qualifie de « socialisme utopique » ; il en proclame hautement l’inutilité. Malgré tout, il ne peut nier l’influence bienfaisante de la vie en commun sur le caractère de ses pratiquants.

Nous citerons quelques-unes de ses conclusions (History of the Socialism in the United States, 1903, pp. 141-145) :

« Quiconque visite une colonie existant depuis quelque temps déjà ne peut manquer d’être frappé de la somme d’ingéniosité, d’habileté inventive et, de talent montrée par des hommes chez lesquels, à en juger par l’extérieur, on ne se serait pas attendu à rencontrer pareilles qualités… Rien ne m’avait surpris davantage, avait constaté Nordhoff, observateur très impartial, que la variété d’habileté mécanique et pratique que j’ai rencontrée dans chaque colonie, quelque fût le caractère ou l’intelligence de ses membres. »

« En règle générale, les colons se montraient très industrieux, bien que la contrainte fût ignorée dans leurs associations. » « Le plaisir du travail en commun est un des traits remarquables de cette vie spéciale, considérée dans sa phase la meilleure. »

« Que faites-vous de vos paresseux ? » ai-je demandé, en maints endroits, – écrit Nordhoff – « Mais on ne rencontre pas de fainéants dans les colonies… Même les « Shakers d’hiver », ces lamentables va-nu-pieds qui, à l’approche de l’hiver, se réfugient chez les Shakers ou dans quelque autre milieu similaire, exprimant le désir d’en faire partie, ces pauvres hères qui viennent au commencement de la mauvaise saison, comme un « ancien » Shaker me le racontait, « la malle et l’estomac vides et s’en vont, l’une et l’autre remplis, dès que les roses se mettent à fleurir ». Eh bien ! ces malheureux ne peuvent résister à l’atmosphère d’activité et de méthode de l’ambiance et ils accomplissent leur part de travail sans aucun murmure, jusqu’à ce que le soleil printanier les pousse à nouveau à courir les routes. »

« Contrairement à l’impression générale, la vie dans les colonies était loin d’être monotone. Les colons s’efforçaient d’introduire dans leurs habitudes et leurs occupations autant de variété que possible. Les Harmo-

nistes, les Perfectionnistes, les Icariens, les Shakers changèrent plusieurs fois de localité. Parlant des habitants d’Onéida, Nordhoff écrivait : « Ils semblent nourrir une horreur presque fanatique des formes ; c’est ainsi qu’ils changent fréquemment de métiers, qu’ils modifient très soigneusement l’ordre de leurs récréations et de leurs réunions du soir ; ils changeaient jusqu’à l’heure de leurs repas. » Dans les phalanges fouriéristes, la diversité d’occupations était l’un des principes fondamentaux, et il en était de même pour presque toutes les autres « colonies ».

« L’apparente quiétude des colons cachait une gaieté et un entrain appréciables ; ils étaient rarement malades et on n’a jamais signalé chez eux un seul cas de folie ou de suicide. Ce n’est donc pas surprenant que leur longévité n’ait point été surpassée par les autres Américains[1] ».

« L’influence de la vie en commun semble avoir eu un effet aussi bienfaisant sur l’intellect et le moral que sur la vie physique des colons. Amana, qui consiste en sept villages qui dépassèrent à un moment donné 2000 habitants, ne compta jamais un avocat dans son sein. Amana, Bethel, Aurora, Wisconsin Phalanx, Brook Farm et nombre d’autres colonies déclaraient avec fierté qu’elles n’avaient jamais eu à subir un procès ni vu un de leurs membres en poursuivre un autre devant les tribunaux. »

« La comptabilité était tenue de la façon la plus simple ; bien qu’aucune caution ne fût exigée des administrateurs de ces associations, on ne cite pas un cas de détournement de fonds ou de mauvaise gestion. »

« Il faut noter que les colons apportaient invariablement une grande attention, tant à l’éducation de leurs enfants qu’à leur propre culture intellectuelle. En règle générale, leurs écoles étaient supérieures à celles des villes et villages des environs ; la plupart des colonies possédaient des bibliothèques et des salles de lecture, et leurs membres étaient plus éduqués et plus affinés que les autres gens de l’extérieur, d’une situation sociale égale. »

Il a existé une colonie individualiste anarchiste fondée par l’initiateur de Benjamin R. Tucker, le fameux proudhonien Josiah Warren. Cette colonie nommée Modern Times était située aux environs de New-York. Un essayiste américain assez connu, M. Daniel Conway, la visita vers 1860. Nous extrayons de ses Mémoires, publiés à Chicago, en 1905, certaines des impressions que lui laissa sa visite :

« La base économique, à « Modern Times » était que le coût (la somme des efforts) détermine le prix et que le temps passé à la fabrication détermine la valeur ; cette détermination se réglait sur le cours du blé et suivait ses variations. Un autre principe était que le travail le plus désagréable recevait la rémunération la plus élevée… La base sociale s’exprimait en deux mots : « Souveraineté individuelle » ; le principe de la non intervention dans la liberté personnelle était poussé à un point qui aurait transporté de joie un Stuart Mill et un Herbert Spencer. On encourageait vivement l’autonomie de l’individu. Rien n’était plus voué au discrédit que l’uniformité, rien n’était plus applaudi que la variété, nulle faute n’était moins censurée que l’excentricité… Le « mariage » était une question purement individuelle ; on pouvait se marier cérémonieusement ou non, vivre sous le même toit ou dans des

  1. Morris Hillquit cite, dans un autre endroit de son ouvrage, qu’a Amana, chez les Hartmonistes, les Zoaristes, nombre de personnes atteignent 70, 80 ans et davantage. Chez les Shakers, il n’est pas rare de depasser 90 ans et, à Onéida, on atteignait facilement cet âge. Parmi les fondateurs ou animateurs de colonies, Rapp arriva à 90 ans, Baumeler et Noyes a 75 ans. A 87 ans (en 1903), l’Icarien Marchant militait encore activement.