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militaire en activité dans l’intérieur de l’État. » (Chateaubriand). « La servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer du prisonnier sans nom. » (Alf. de Vigny). « La vie militaire est anormale et prive la société des hommes les plus forts. » (Maquel). « L’honneur militaire est le plus bizarre et le plus variable de tous. » (Valéry), etc…

L’art militaire est proprement l’art de tuer. Le métier qu’il exige comporte un entraînement systématique à la destruction des choses et des personnes ; il n’existe pas en dehors d’une collaboration, selon certaines méthodes, aux crimes collectifs que sont les guerres. La caserne et le service militaire obligatoire en ont systématisé l’apprentissage… La justice, dite militaire, est rendue par un conseil de guerre, c’est-à-dire un tribunal où les chefs jugent leurs subordonnés. Elle fonctionne, plus encore que la justice civile – qu’elle méprise d’ailleurs, comme le proclamait, de façon typique, sous l’affaire Dreyfus, le parti de l’État-major – avec un dédain insolent de l’équité. Elle rend des sentences à la fois grotesques et terribles. Et elle fait exécuter – préoccupée d’exemple ! – par ses camarades les malheureux que frappent ses arrêts de mort. Pour les autres, elle a ses bagnes où opèrent des tortionnaires raffinés. De la caserne à Biribi, de la discipline à la sanction disproportionnée, de la brimade bouffonne et lancinante à la punition sadique, s’étalent ridicules, tracassières et cruelles, des compressions de l’être humain qui sont des vertus proprement militaires. Elles n’abdiquent à aucun moment, et la guerre les connaît accrues et davantage florissantes…

En temps de guerre, les actes de répression militaire sont caractérisés par des violences de toute nature, dirigés contre des adversaires ou ennemis, contre des villes ou des provinces, ou seulement contre des habitants, des prisonniers, des vaincus, par ordre des chefs militaires et sous prétexte d’exemple ou de représailles. Aux colonies surtout – où c’est d’ailleurs en permanence l’état de guerre, où sévit en fait, sans interruption, l’occupation militaire, – combien d’actes infâmes n’a pas couvert la prétendue civilisation ! Est-il besoin d’aller plus loin que l’exemple, sous nos yeux, de ce que fait la France, en Indochine ; aux Indes, l’Angleterre ? Le règne militaire incarne à merveille la domination du plus fort. Le militaire colonisateur, qui porte à la pointe des baïonnettes les bienfaits des « grandes » nations, s’accompagne souvent de ces deux auxiliaires doucereux qui parfont sa tâche généreuse : la religion et l’alcool. « By the Bible and by the gin » (comme disent les fils d’Albion, experts dans l’art du rendement colonial), on obtient, les armes remises pour un temps au fourreau, ce que n’a pu achever la conquête…

Dirons-nous, pour compléter le tableau, quelques mots de cette discipline « qui fait la force principale des armées », comme s’expriment les manuels d’instruction ? Évoquerons-nous le dressage méthodique des unités confiées aux formations militaires, le refoulement de la personnalité, l’obligation d’une obéissance qui ne connaît ni raison, ni raisons. Pour les jeunes gens contraints à enfermer dans les casernes une portion précieuse de leur existence, est-il souvenir plus humiliant que cet abaissement devant le galon prestigieux, le silence devant une « supériorité » toute d’arrogance et d’arbitraire ? Militaire est synonyme de soumission aveugle, de mise à merci « sans discussion ni murmure ». L’esprit militaire exige qu’on abdique, l’individualité est sa proie. L’armée s’applique à niveler et à mâter les hommes dont elle s’empare. Elle prétend à l’obéissance passive. Les œuvres militaires s’accomplissent sous le signe d’une docilité totale et moutonnière. Et c’est des troupeaux qu’elles ébranlent…

C’est assez dire que la conception militaire est une force avec laquelle nous ne pouvons transiger et qu’à

sa mentalité, ses rouages et ses buts, nous opposons une critique et une propagande incessantes. Contre elle, les libertaires ne marchandent ni leur temps, ni leur liberté. Plus d’un a payé de sa vie la révolte contre ses prétentions et ses crimes. Avec eux, les syndicalistes révolutionnaires, comprenant quel levier de classe, quelle puissance anti ouvrière est l’armée, ont essayé de sauvegarder les dignités menacées, de maintenir actives les énergies tapies sous le joug parmi les jeunes travailleurs enrôlés. L’antimilitarisme agissant (voir militarisme) est dans la logique de nos principes : il commande les attitudes de tous les révolutionnaires éclairés qui voient, plus loin que les coups de main de violence, une société affranchie des fléaux autoritaires. Intense pendant les années qui précédèrent la guerre, l’effort antimilitariste a souffert de l’écœurement des foules trompées cherchant, quand elles ne sombrent pas dans l’indifférence, une obscure revanche dans les illusions bolchevistes. Comme si les mêmes armes et les mêmes moyens ne ramenaient pas aux mêmes dangers et ne ressuscitaient pas des malfaisances du même ordre ! Le peuple pour se défendre, ne peut favoriser la formation d’une nouvelle organisation militaire qui, avec la même mentalité, se retournera de nouveau contre lui, au service de quelque caste, ou de quelque aventurier…

Opposé au mot civil, le mot militaire est un terme générique qui désigne l’ensemble de la force armée. Il y a, entre les deux éléments, une démarcation plus nette encore dans le langage vulgaire que dans le langage technique. Qui porte habit militaire semble avoir revêtu un prestige et des vertus qui manquent aux autres mortels. « Il fut un temps où le militaire s’imaginait volontiers appartenir à la race des héros invincibles et traitait avec une désinvolture quelque peu dédaigneuse le simple pékin. » Il y aurait de la naïveté à croire ces temps révolus. La recrudescence des préoccupations militaires au sein des nations troublées d’après-guerre a ressuscité des prérogatives et ramené des délits de lèse-majesté qu’on croyait à jamais disparus. Au pays de Voltaire, un regard nuancé d’ironie suffit à autoriser les porteurs de galon à se croire insultés et à exiger contre vous des sanctions…

À l’heure où la France, pour sauvegarder sa fallacieuse « victoire », porte à un si haut degré le mal militaire, il est piquant de rappeler le jugement de celui qui, alors premier consul, devait faire bientôt de l’Europe le champ-clos des armées : « Il ne faut pas, disait-il, raisonner des siècles de barbarie aux temps actuels. Nous sommes 30 millions d’hommes réunis par les lumières, la propriété et le commerce. 3 ou 400 000 militaires ne sont rien auprès de cette masse. Outre que le général ne commande que par les qualités civiles, dès qu’il n’est plus en fonction, il rentre dans l’ordre civil. Les soldats eux-mêmes ne sont que les enfants des citoyens. L’armée, c’est la nation. Si l’on considérait le militaire, abstraction faite de tous ces rapports, on se convaincrait qu’il ne connaît point d’autre loi que la force, qu’il rapporte tout à lui, qu’il ne voit que lui. »

« L’homme civil, au contraire, ne voit que le bien général. Le propre du militaire est de tout vouloir despotiquement ; celui de l’homme civil est de tout soumettre à la discussion, à la vérité, à la raison. Elles ont leurs prismes divers, ils sont souvent trompeurs ; cependant la discussion produit la lumière. Je n’hésite donc pas à penser, en fait de prééminence, qu’elle appartient incontestablement au civil. »

Si le guerroyeur forcené de l’Empire a oublié le parallèle – peu flatteur pour le militaire – tracé par Bonaparte, que dirons-nous de la cécité d’une République qui entretient au paroxysme, sous des prétextes de