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que atteste, par sa structure même, l’abondance des échanges et une connivence pour ainsi dire toujours en éveil. Et le magnifique épanouissement des arts et cette floraison moderne d’appareils mécaniques sont parmi les fruits les plus beaux de cette heureuse collaboration…

Pour en revenir (et conclure à cette occasion) à l’argument avancé par Helvétius, notons, en effet, « que l’intelligence du cheval participe des conditions inférieures de son pied, et qu’il est certain qu’une maladie qui convertirait la main de l’homme en sabot aurait pour effet récurrent » sinon d’abaisser son esprit au niveau de celui du cheval, du moins de le frapper d’une sorte de stupeur plus ou moins prolongée et de faire dévier son orientation. « L’homme ne doit sa supériorité ni à sa main, ni à son cerveau, ni à tel ou tel organe, mais à l’unité plus complète des différentes pièces de son organisme. Avec des éléments à peu près pareils, inférieurs souvent » (en tant que puissance directe par exemple) « il conçoit et réalise plus de rapports. La réciprocité de ses organes est plus grande et ils se perfectionnent l’un par l’autre » (Larousse). Quelle richesse majestueuse que celle du cerveau humain ; mais que de merveilles dans une simple main !

L’importance des aptitudes de la main et ses services multiples, son intervention courante dans les manifestations de la vie ont entraîné, dans tous les temps, des interprétations où la fantaisie n’a pas manqué de prendre une large part. La cabalistique, la chiromancie, secondées par l’astrologie, y ont cherché ‒et y recueillent encore ‒la marque de nos caractères et le secret de nos destinées. Conformation de la paume et des doigts, ampleur et saillie des masses musculaires (monts de Vénus, de Mars), disposition des lignes (étoiles, croix, brisures) etc., autant de signes ou d’indices, sans valeur pour les profanes, mais où les initiés poursuivent implacablement notre horoscope…

Les attributions vont de la superstition, habilement exploitée, ou sincèrement mise au service de « presciences » prestigieuses, à la science, encore enfantine, des empreintes (souvenirs, prédispositions, etc.) que laisse dans nos organes le jeu de nos facultés. La chirognomie prétend au diagnostic moral de la main. Psychiatres, aliénistes lui demandent des indications sur l’état intellectuel, les caractéristiques mentales des sujets qu’ils soignent ou étudient.

Les travaux des Dally, des Lucas concordent sans entente préalable, avec les anciennes idées des Égyptiens, mentionnées par Macrobe, et avec les rénovations de Paracelse sur l’importance physionomique de la main. De certaines formes très spatulées des doigts, d’Arpentigny, après Hippocrate, induit à la phtisie. De spéciales dispositions anatomiques externes témoignent, nous dit-on, des mauvaises conditions dans lesquelles opèrent des agents précieux en dépit de leur petitesse. Doigts ronds, boudinés : insuffisante fonction des filets nerveux. Bout des doigts plat, ridé, fendu : mauvais état des papilles. Absence des mamelons de la paume (les « monts » de la chiromancie !) : rareté ou chétivité des corpuscules de Paccini, siège par excellence du tact. D’autres rapprochements : (pouce court et prédominance des instincts, racine du pouce ridée en grille et lubricité, premières phalanges fendues et défaut d’idéalité), sont des signes déjà consignés dans les antiques chiromancies et ils montrent celles-ci dotées d’une part non négligeable d’observation.

Que d’autres traits, que d’indices réels ou imaginaires, rigoureux ou amplifiés ne relève-t-on pas dans la façon de tendre la main, de donner une poignée de main, de lever la main pour prêter serment, etc… Dans la rencontre plus étroite des corpuscules de Paccini, dans le geste des doigts enlacés et des paumes jointes, dans

celui des mains imposées sur le front ne déduit-on pas, là un rapport d’union, de concorde, ici de puissance dominatrice, de suggestion, de guérison ?… Les écrivains (et au premier rang les romanciers) ont usé d’images où les mains viennent comme révéler ou traduire soit les états d’âme, les desseins de leurs personnages, soit seulement leurs tendances ou les influences majeures de la physiologie ou du caractère. Il y a pour eux des mains « bêtes, gourdes, brutales et des mains bonnes, belles et fortes ». Les mains crispées, griffues, agrippantes d’un Grandet, et les mains douces, déliées, caressantes de quelque héroïne charitable ont pour eux, chacune, leur éloquence terrible ou apaisante…

De la physionomie de la main à son éducation, il n’y a qu’un pas. Et Buffon l’avait esquissé qui écrivait, nous ramenant d’ailleurs aux gains réciproques du cerveau et de la main dans leur commerce attentif, intelligent, méthodique : « Un homme n’a peut-être plus d’esprit qu’un autre que pour avoir fait, dans sa première enfance, un plus grand et plus prompt usage du toucher ; dès que les enfants ont la liberté de se servir de leurs mains, ils ne tardent pas à en faire un grand usage… Ils s’amusent ainsi ou plutôt s’instruisent de choses nouvelles. Nous-mêmes, dans le reste de la vie, si nous y faisons réflexion, nous amusons-nous autrement qu’en faisant ou en cherchant à faire quelque chose de nouveau ? »

« Étonnez-vous que tous les hommes remarquables aient été des « touche-à-tout » dans leur enfance, et qu’il y ait si peu d’hommes normaux et complets qu’on les regarde comme des phénomènes ! Le simple fait de prendre une plume, c’est-à-dire de la serrer entre les doigts, glace les hommes superficiels et excite les hommes de pensée à réfléchir plus et à exprimer mieux… Tout le monde comprend que l’index est le doigt qui, mieux que les autres, indique la route ; que le médius est lourd et immobile… Avant d’être un compas la main a été, crispée, une pince et fermée : un marteau. Avant de modeler, de peindre et d’écrire, elle a brisé, fendu et lacéré. Avant d’être des points d’appui qui servent à la précision du tact, les ongles ont été des griffes. La main a suivi son évolution ; elle a eu son histoire… » (Larousse)

Et nous voici arrivé au dualisme séculaire de nos mains, sœurs inégales, dont le rythme instinctif, dans certains mouvements (apprentissage de l’écriture, gymnastique, etc., etc.), révèle pourtant le parallélisme des moyens. À l’une, la droite, nous avons ‒fortuitement, sans doute, à l’origine, sinon par prédisposition, puis par la répétition logique d’un rappel là où se sent déjà une expérience, une propension acquise, un moindre effort non seulement d’exécution de la part de l’artisan, mais de commande et de surveillance de la part de l’impulseur ‒ nous avons accordé la prééminence. Et les ans ont entretenu, consacré (de dextre, n’a-t-on pas fait dextérité, habileté, talent ?), ils ont porté à un tel point la supériorité habituelle de la main droite que l’autre apparaît comme la sœur inférieure, frappée d’incapacité ‒j’allais dire de gaucherie ‒ invétérée. Et pourtant, au lieu de cette servante malavisée, à peine en état de tenir un second rôle, d’accomplir une tâche de complément, nous pouvions avoir, dans nos multiples travaux ‒ certains sont près d’y atteindre ‒ deux aides également adroites et fortes, dociles et empressées ? N’est-ce pas le délaissement auquel nous l’avons condamnée, la condition de manœuvre à laquelle nous l’avons réduite qui ont fait de notre main gauche une auxiliaire embarrassée, entachée de considération subalterne ? Et ne pouvons-nous dire, avec Maquel, que « c’est un véritable préjugé que de croire qu’on doive tout faire de la main droite ? »