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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/283

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des enfants sont la suite de l’union conjugale et la famille qui en résulte est une reproduction en miniature de la communauté chrétienne. Dans ces enfants, le couple chrétien se voit et se sent continué, en attendant de poursuivre spirituellement, au-delà du tombeau, l’union commencée charnellement ici-bas, il est vrai, mais sanctifiée par un sacrement. De l’autre côté de la tombe, les parents retrouvent également leurs enfants. Comme il est entendu que, dans la Cité céleste, il n’y a pas de différenciation sexuelle, cela résout bien des difficultés.

Dans la société chrétienne (et la société civile lui ressemble beaucoup en ce domaine), la femme et les enfants obéissent au mari comme l’Église obéit à son chef spirituel : l’hérésie, c’est-à-dire l’affirmation d’une volonté autre que celle de l’époux ou du père – n’est pas plus admissible dans la famille que dans l’Église. Domestiques, soyez soumis à vos maîtres ; femmes, soyez soumises à vos maris ; enfants soyez soumis à vos parents – tel est l’idéal chrétien, celui du moyen âge et celui de la société moderne, dont tous les codes, malgré certains adoucissements de détail, reflètent cette conception religieuse des conséquences de l’union monogame.

Voici quelques articles du Code Civil qui suffiront à convaincre tout lecteur impartial de la corrélation existant entre la conception canonique du mariage et la notion laïque.

Si l’article 214 exige que le mari protège sa femme (comme le Seigneur le fait pour l’Église), la femme doit obéissance au mari ; elle est obligée d’habiter avec son mari et de le suivre partout où il juge à propos de résider ; Un arrêt de la Cour de Cassation (9 août 1826) a décidé que le mari dont la femme refuse d’habiter avec lui peut l’y contraindre manu militari ; un autre arrêt (26 juin 1878) a décidé que les juges peuvent prononcer une condamnation à des dommages-intérêts contre la femme pour la contraindre à réintégrer le domicile conjugal.

Quant à l’enfant issu du mariage monogamique, voici le statut qui le régit : il reste sous l’autorité de ses père et mère jusqu’à sa majorité ou son émancipation ; le père seul exerce cette autorité durant son mariage ; l’enfant ne peut quitter la maison paternelle sans la permission de son père, si ce n’est pour enrôlement volontaire, après l’âge de 18 ans (art. 372, 373, 374 du Code Civil). Le père a même le droit d’interdire à ses enfants toute communication avec les membres de la famille ; il faut qu’il s’agisse des ascendants pour que les tribunaux puissent intervenir et autoriser de simples visites (Cour de Cassation, arrêts du 28 juil let 1891 et du 12 février 1894).

Bien plus, si l’enfant est âgé de moins de seize ans, le père peut, s’il en est gravement mécontent, le faire détenir pendant un mois au plus, sans que le président du tribunal d’arrondissement puisse refuser de délivrer l’ordre d’arrestation (C. civ. § 376).

Pour en revenir à la conception chrétienne du mariage, il convient de remarquer ici que le christianisme ne faisait que répéter et accomplir le mosaïsme – autre religion monothéiste – qui prescrivait un châtiment très rigoureux pour l’adultère de la femme. Jésus n’a jamais sanctionné l’adultère. S’il s’est refusé à condamner la femme adultère (et ce récit manque dans les missels les plus anciens), c’est parce que ceux qui voulaient lapider la malheureuse faisaient, en secret, la chose qu’ils lui reprochaient. Dans son entretien tout spirituel avec la Samaritaine, Jésus lui fait bien remarquer que l’homme avec lequel elle vit n’est pas son mari (Jean, VI). D’ailleurs, il est de toute évidence qu’il s’agit uniquement ici d’une relation symbolique : puisque les juifs orthodoxes ne veulent pas du message divin, il sera porté aux hétérodoxes, tels les Samari-

tains, et même des femmes aux mœurs dissolues l’entendront.

Il suffit de lire le xixe chapitre de Matthieu et le xe de Marc – deux évangiles les plus imprégnés de l’esprit mosaïque – pour se rendre compte que Jésus était hostile au divorce ou à la répudiation, sauf en cas d’adultère. Dans le chapitre précité de Marc, il déclare nettement : « Celui qui répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère à son égard ; si une femme quitte son mari et en épouse un autre, elle commet adultère ».

Il va sans dire que pour examiner le problème de la monogamie, les individualistes anarchistes se placent à un tout autre point de vue que la société actuelle, toute saturée d’esprit judéo-chrétien.

On peut considérer comme cellule fondamentale d’un milieu social donné la famille – le couple – l’individu. Si l’on considère l’unité humaine, prise isolément et personnellement, comme la cellule initiale du groupe, on y relativera la forme de vie sexuelle qui s’y pratiquera à l’individu, envisagé à part toute cohabitation, toute limitation à son expansion sentimentale ou sexuelle, tout sentiment de propriété affective ou corporelle, toute entrave à sa recherche de désirs ou de sensations.

Le problème de la monogamie consiste à savoir si cette expression de la vie sexuelle, même pratiquée temporairement, est restrictive ou non de la liberté personnelle dans le domaine sexuel – si elle favorise ou non les possibilités d’expérience et d’initiative individuelles dans tous les domaines – si elle est bonne conductrice de sociabilité – si, en un mot, les avantages qu’elle procure compensent les pertes qu’elle occasionne.

Lorsque Edward Carpenter fait remarquer qu’à force de cohabitation et de fidélité ou d’exclusivisme sexuel ou sentimental, les éléments du couple finissent par se ressembler non seulement moralement, mais encore physiquement, il énonce, sans en tirer toutes les conséquences, une constatation qu’aucun individualiste ne saurait enregistrer sans frémir en son for intime. Il n’est pas question ici de débauche ou de laisser aller sexuel, la question est bien plus haute. Que du fait de l’exercice de la monogamie, un individu puisse se fondre tellement dans un autre qu’il en perde sa faculté propre de raisonner, de chercher, d’apprécier, de choisir – voilà qui ne peut s’admettre dans un milieu basé sur l’ego, l’unique.

Même s’il n’y avait pas absorption, s’il y avait simple amputation des attributs personnels de l’un des éléments du couple par suite de la supériorité ou de l’influence de l’autre élément, le milieu individualiste y perd nécessairement. Les désirs, les initiatives, les espoirs refoulés sont autant de pertes sèches pour lui, puisqu’il ne saurait jouir des conséquences que tout cela pourrait provoquer. Pour un milieu basé sur le fait individuel, l’accaparement ou l’exclusivisme monogamique est un rapt ou un vol : il ne peut pas être un facteur de sociabilité. Là où un des composants du milieu individualiste aliène son autonomie sentimentale ou sexuelle à un seul de ses coassociés, il devient comme un étranger, un hors-du-camp par rapport aux autres, dans ce domaine tout au moins et nous savons quelle est l’étendue de son rayonnement.

La monogamie est-elle productrice d’autonomie individuelle, toute question sentimentalo-sexuelle mise de côté ? Favorise-t-elle davantage les possibilités d’expansion individuelle, de liberté de choix d’expérimentation, de conclure des contrats. Voilà le problème posé au point de vue individuel et il n’est pas ailleurs.

On ne peut nier que la monogamie tende sans cesse à sacrifier à l’autre l’un des éléments du couple – tantôt l’un, tantôt l’autre dans les circonstances les plus favorables. L’un des éléments s’abstiendra de pas-