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civilisation du moment et son influence sur les esprits. Ils ont des aspirations et des espérances, ils ont un idéal, qui n’a pas toujours été le même, qui est le fruit de leur imagination, et qui n’est qu’une hypothèse, quoique cette hypothèse agisse à son tour sur la morale elle-même et son évolution. Certes, nous croyons connaître dès maintenant la forme idéale de la morale future, mais nous ne savons pas si les hommes de l’avenir ne modifieront pas encore cet idéal, et, si nécessaire qu’il soit à notre esprit, si élevé, si beau qu’il nous paraisse, nous n’avons pas la prétention que lui ou tout autre soit inscrit d’avance au haut des Cieux ou même dans la Conscience. L’absolu n’existe pas et il n’y a rien que de relatif.

En fait, si nous considérons la morale comme la science des mœurs, nous avons à étudier d’une part la coutume elle-même, d’autre part le contrôle pour l’observance des règles. Dans les deux cas ce n’est pas la conscience individuelle, c’est l’opinion publique qui a créé les règles morales et le contrôle.

On peut suivre son évolution à travers les âges : très dure pour la souffrance humaine, acceptant et exigeant les sacrifices humains, tenant l’esclavage pour légitime avec une telle certitude et une telle conviction que même à l’époque de la civilisation grecque il n’est pas mis en question, tenant comme nécessaire la torture en matière judiciaire et les châtiments corporels en matière d’éducation, ayant comme principe de justice la peine du talion : « œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie », ne connaissant pas le pardon que de nos jours encore beaucoup de gens se refusent a reconnaître. La justice officielle moderne en est toujours au stade de vengeance et de punition. Aujourd’hui, si la fille-mère n’est plus dans la situation d’une excommuniée devant le mépris public, elle est encore dans une situation d’infériorité très marquée.

D’une façon générale, l’évolution est dans le sens de l’adoucissement des mœurs, à cause du développement de la sensibilité affective, et celle-ci n’a pu se développer qu’au fur et à mesure que la vie matérielle devenait moins dure, moins incertaine ; alors les hommes, plus sûrs du lendemain, commencèrent à respirer plus librement, la « terreur sacrée » diminua, la douceur relative de la vie amena davantage de bienveillance dans les rapports sociaux.

D’une façon générale aussi, l’opinion a toujours été respectueuse de la hiérarchie sociale, mais avec l’affaiblissement progressif du respect, affaiblissement lié à l’apparition et au développement du sentiment de liberté et plus tard à celui d’égalité. Nous ne comprenons plus très bien la vassalité et sa mentalité qui pourtant ont duré si longtemps dans l’histoire sociale. Puis l’opinion a continué à reconnaître comme d’ordre moral la suprématie de la naissance. Aujourd’hui elle accepte comme légitime la suprématie de l’argent, transmissible, elle aussi, par droit d’héritage avec pouvoir de faire travailler les autres à son profit. Nous avons le droit de penser que cette hiérarchie sera considérée à son tour comme immorale dans un avenir que nous espérons prochain.

L’évolution de l’opinion publique correspond à des changements et à des mutations dans les sentiments humains. Il ne faut pas croire que les hommes soient nés d’emblée avec le complexus sentimental qu’on observe chez l’homme moderne. Il est probable que les primitifs n’avaient que des sentiments assez peu développés. et que même beaucoup de ces sentiments n’ont pris peu à peu naissance qu’avec la vie sociale, et pas tous en même temps.

Laissant ici de côté les sentiments primaires, l’égoïsme individuel, l’amour maternel, générateur du besoin de tendresse, et la fraternité entre individus du même âge, s’étant élevés ensemble et vivant dans l’entr’aide,

il semble que le premier sentiment qui a été créé par la vie en commun, a dû certainement être le sentiment d’infériorité. Son apparition est due à la réaction violente de la tribu, quand un de ses membres risquait de la mettre en péril par maladresse, lâcheté ou par manquement à la coutume sacrée. Les huées, les coups, la mort devaient imprimer dans l’esprit de tous la terreur d’être pris en défaut.

C’est ainsi que l’opinion publique a créé des états émotifs qui furent les sentiments primitifs de l’humanité : d’une part sentiment de supériorité, quand l’opinion est approbative ou admirative et qui est à l’origine du besoin moral de protection, à condition d’être associé à un sentiment affectif, d’autre part, sentiments ressortissant à l’infériorité. Ceux-ci sont de beaucoup plus forts que ceux qui ressortissent à la supériorité, en ce sens qu’ils entraînent des états émotifs beaucoup plus violents et qu’ils ont eu ainsi et qu’ils ont encore sur la morale sociale et sur le comportement individuel les plus grands effets : la honte, qui est l’acceptation de la situation d’infériorité, et a un effet déprimant, la colère qui est au contraire un état d’excitation, une réaction violente de défense contre une atteinte à la supériorité de l’offensé ou de la tribu, la timidité qui est l’appréhension d’un affront possible. Tous ces états se manifestent physiologiquement par des troubles brusques, comme pâleur, rougeur, sueurs, angoisse, tremblements, mouvements convulsifs ou incoordonnés, inhibitions, etc., qui nous prouvent quelle était la brutalité horrifiante qui déterminait de telles émotions.

Pour éviter la mise en état d’infériorité, pour échapper aux conséquences pénibles du contrôle public, on cherche à se contrôler soi-même. L’amour-propre est apparu qui s’oppose au sentiment d’infériorité, tout en dérivant de lui. Il met l’attention en éveil. C’est ce contrôle personnel qui est devenu ce que les philosophes appellent la conscience morale, pour eux fonction de l’âme, pour nous petite-fille de l’opinion publique et fille de l’amour-propre, sans rien de divin.

Cette conscience a subi une évolution. D’abord simple amour-propre vis-à-vis d’autrui, elle est devenue, par l’exercice même de la fonction de contrôle, un amour-propre vis-à-vis de soi. L’individu en reportant sur soi la responsabilité de ses actes a appris à s’estimer ou à se mépriser (remords), et il lui est souvent plus pénible de se trouver en état d’infériorité en face de sa propre opinion que vis-à-vis de l’opinion publique qui ignore le plus souvent ses pensées et ses mobiles. Mais il est d’une constatation banale que l’amour-propre n’est pas le même chez tous les hommes et que la conscience, comme valeur de contrôle, varie dans des limites assez larges.

Mais l’amour-propre n’est pas seulement un contrôle, c’est aussi un mobile humain très puissant, en tant qu’exaltation du moi. Très souvent il l’emporte sur l’intérêt, même à notre époque de mercantilisme. Il est vrai que de nos jours une satisfaction d’amour-propre est presque toujours liée à un profit.

La conscience représente, elle aussi, une force. Impliquant le contrôle, elle oblige à la comparaison et à la critique, et par là même elle peut devenir agissante. La conviction morale peut suffire à former un caractère sans désir de domination et même sans vanité… La personnalité humaine devient donc chez quelques-uns tout au moins, une force morale, et elle prend peu à peu assez de puissance pour réagir sur le milieu. La conscience individuelle, par l’assurance qu’elle prend dans une conviction réfléchie, peut influer sur l’opinion publique, l’opinion veule, inconsciente et traditionaliste de la masse, et ainsi modifier la morale sociale. Mrs  Beecher Stove, écrivant La Case de l’oncle Tom, a ému la sensibilité publique en faveur des noirs et fut