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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/295

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MOR
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des essais de réforme ont ainsi été écrasés. En somme, les révolutions ont été rares et on peut les compter sur les doigts. L’Avesta, sorti des méditations de Zoroastre, fut certainement une réforme de la vieille religion médique, ce qui n’alla pas sans heurts. Le bouddhisme fut l’effort de Câkya Mouni contre l’enserrement des rites et une aspiration à une morale plus humaine et plus vivante. Il y a des flux et des reflux. Le nationalisme des Parthes rejette l’influence de la philosophie hellénique ou de la propagande chrétienne pour remettre en honneur la religion de Zoroastre qui commençait à s’effriter. Le nationalisme hindou élimine le bouddhisme, religion universelle et, à ses débuts, sans armature rituelle, d’autant plus facilement que le brahmanisme est une religion joliment constituée et tenant fortement en main une masse ignorante et crédule.

Le judéo-christianisme primitif fut une révolte contre les rites, alors qu’une partie de la population se trouvait déjà pénétrée par les idées de la civilisation hellénique. Le christianisme des gentils diffusa dans des populations déracinées et mélangées, qui avaient perdu leur religion nationale et n’étaient plus attachées qu’à quelques rites sans valeur morale. Ils adoptèrent la nouvelle religion encore en formation et ils l’adaptèrent à leurs aspirations. Elle fut pour eux, pour les déshérités sans foyer et sans patrie, le lien qui devait unir leurs espoirs. Mais se refusant à adorer Rome et l’Empereur comme divinités et, dans les débuts, ignorant l’État, ils furent longtemps persécutés.

À l’époque où vivait Mahomet, la Mecque était un nœud commercial où quelques marchands grecs, syriens, égyptiens, de religion chrétienne, venaient au-devant des caravanes. Des familles juives étaient établies à Médine. Les croyances de la population autochtone, ou d’une partie de cette population, commençaient à se détacher de l’animisme grossier des Arabes nomades. Pourtant il est possible qu’il n’en fût rien résulté si un mystique, à demi-civilisé, n’eût été l’animateur de la révolution. La doctrine de Mahomet fut un compromis, dont l’armature se rapprochait de la morale judéo-chrétienne, enserrant et conservant la sauvagerie des mœurs bédouines.

Faut-il encore citer la naissance du protestantisme et les guerres de religion ? Mais en dehors des révolutions successives, l’évolution de la morale est manifeste à l’intérieur de chaque religion. Depuis leur naissance le christianisme et même le mahométisme ont beaucoup évolué. Le statut des femmes dans l’islamisme actuel est bien différent du statut primitif, surtout dans les nations en contact avec l’Occident. Le catholique le mieux pensant et le plus orthodoxe de notre époque a une mentalité qui l’aurait fait excommunier au xvie ou au xviie siècle. Un homme est toujours obligé d’être de son temps… Il n’en est pas moins vrai que l’évolution de la morale est terriblement gênée par les religions constituées. Celles-ci sont avant tout conservatrices. Au point de vue social elles consolident l’autorité, elles légitiment l’inégalité. Les entraves à l’évolution de la morale en sont augmentées d’autant.

La morale laïque, née de nos jours, n’est pas non plus une morale émancipée. Elle est sous le contrôle de l’État au lieu d’être sous celui de l’Église, elle est nationaliste au lieu d’être religieuse. Pour le peuple, le nationalisme est devenu la nouvelle religion. On est obligé de se découvrir, devant le drapeau, on ne l’est plus devant le Saint Sacrement ; la différence de réaction du public autrefois et aujourd’hui est manifeste à cet égard. Il est curieux que les églises chrétiennes aient suivi l’évolution des esprits. L’église catholique de chaque pays s’appuie sur le nationalisme. La condamnation de l’Action Française par le pape n’infirme pas cette constatation. Le clergé français conserve sa tendresse aux camelots du roi. Le clergé

italien est fasciste. Le cardinal Dubois, au moment des fêtes en l’honneur de Renan, apporte comme principal argument contre l’auteur de « la vie de Jésus » qu’il a glorifié l’Allemagne !

La morale laïque est un enseignement d’État, elle prêche les vertus civiques et patriotiques, l’obéissance à la loi et à l’ordre établi. Nos aspirations la dépassent de beaucoup.



II. Genèse et évolution de la morale individuelle. — Un fossé profond sépare nos conceptions de celles des gens religieux. Pour eux, la Morale est à priori et absolue, elle a été révélée et édictée par Dieu, elle est hors de la portée des hommes.

Beaucoup de personnes, qui sont affranchies de toute foi confessionnelle et qui ne se contentent pas non plus de la morale bassement utilitaire dispensée par l’État, considèrent la Morale comme une fonction innée de la Conscience. Tout en acceptant que la morale n’est pas révélée, elles croient qu’elle est en quelque sorte pré-établie et au-dessus des passions humaines. Le Devoir de l’homme et sa récompense sont de tendre à la recherche de cet Idéal, de cet Absolu. Notre âme immortelle, parcelle du Divin, participe à l’harmonie de l’Univers, et il suffit de nous abîmer dans la méditation pour trouver en nous-mêmes le Vrai et le Juste… D’où il résulte que la morale pourrait suffire à résoudre la question sociale. Tout l’effort utile serait dans l’éducation.

Nous aussi, nous pensons que l’éducation morale n’est pas chose négligeable. Nous pensons que cette éducation, dirigée dans le sens de la liberté, doit permettre aux enfants de développer leur personnalité, leur donner, autant que possible, la maîtrise de soi, le sentiment de dignité, le sens de la responsabilité, susciter en eux la bonté et la générosité. Nous pensons qu’elle doit être idéaliste, mais sans imposer aucun dogme : chrétien, fasciste. Socialiste ou anarchiste. Mais nous pensons aussi, et c’est l’expérience humaine qui le montre, qu’elle est incapable, à elle seule, d’instaurer l’ordre social et la justice. La pire des utopies, c’est de croire qu’ils pourront être réalisés l’un et l’autre avec la bonté des patrons, touchés par la grâce et la reconnaissance des ouvriers, eux-mêmes bons, respectueux, obéissants. L’éducation morale serait-elle générale, les intérêts reprennent le dessus. L’appât du lucre enlève aux hommes d’affaires les scrupules qu’on avait essayé de leur inculquer, et presque tous n’ont que mépris à l’égard des faibles et des pauvres ; le pouvoir de l’argent fait réapparaître chez les parasites le laisser-aller, le manque de maîtrise de soi, l’asservissement à leurs propres caprices. Les préoccupations matérielles font oublier à la plupart des jeunes gens toute préoccupation morale ; la servitude donne la bassesse, la ruse, l’envie ou la haine. L’inégalité sociale s’oppose au développement de la dignité humaine. Ce qui n’empêche que l’éducation morale est nécessaire pour former, et d’ordinaire chez les moins misérables, les caractères qui seront dans la lutte sociale la force grandissante des opprimés.

C’est débarrassée des contraintes sociales actuelles qu’une morale meilleure pourra être pratiquée par l’immense majorité des hommes. Est-ce la morale définitive ? De progrès en progrès sommes-nous nécessairement orientés vers une forme morale prédestinée ?

Il nous apparaît, en étudiant l’évolution des mœurs, que des morales successives se dégagent lentement au cours des siècles. Elles sont la résultante des tâtonnements des hommes. Elles varient suivant les conditions de vie et les arrangements sociaux. Les hommes tendent vers le plaisir, plaisirs matériels, plaisirs intellectuels, plaisirs artistiques, plaisirs affectifs, plaisirs idéalistes, suivant le tempérament de chacun, suivant les possibilités sociales, suivant la forme de la