Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MOR
1643

tection s’est changée en autorité despotique, que les descendants du chef ont pris les terres de la tribu comme leur propriété privée et qu’ils ont accumulé des richesses de toute sorte, alors la scission morale se produit. Les pauvres diables travaillant aux champs se plaignent, mais continuent à respecter et à honorer le seigneur et sa lignée. Mais les habitants des villes, artisans et marchands plus rapprochés et plus unis, plus évolués, moins misérables, plus audacieux, ayant déjà le besoin d’un bien-être moral, prennent conscience du sentiment de la liberté. A Rome, la plèbe n’arrive jamais à l’affranchissement complet parce qu’elle est une plèbe paysanne ; elle s’appauvrit au cours des guerres continuelles, tandis que celles-ci enrichissent l’aristocratie. L’abaissement des patriciens se fait plus tard au profit d’une classe de nouveaux riches, protégés par les empereurs. Mais en Grèce, la classe moyenne des villes avait réussi à conquérir la liberté et le pouvoir politique. Les communes du moyen-âge, quoique n’étant pas venues de la même évolution sociale, ont obtenu leurs franchises.

Partout c’est la classe moyenne qui a été la créatrice du sentiment moral de la liberté. Partout c’est elle qui a été le soutien de la civilisation. Aujourd’hui encore elle joue le même rôle, à condition d’entendre par classe moyenne les artisans, les techniciens, les ouvriers qualifiés (mécaniciens, électriciens, ouvriers du livre, ouvriers du bois, etc., etc.), les intellectuels, les artistes, etc., exception faite de ceux qui se considèrent comme une soi-disant élite et font cause commune avec les privilégiés. La bourgeoisie moderne n’est plus la classe moyenne, elle est devenue classe dominante.

Le respect de la hiérarchie sociale s’est maintenu très longtemps au cours des âges. L’inégalité sociale fut parfaitement tolérée dans les siècles de vassalité. Plus tard, au moment de l’émancipation de la classe moyenne, celle-ci ne demandait qu’à pouvoir travailler en paix, à l’abri des exactions, des accaparements et de l’arbitraire de la classe dominante.

Athènes, seule, mais c’est une exception unique, a eu le sentiment d’un certain équilibre entre les classes, et la démocratie antique se défendit par les impôts contre la suprématie d’une ploutocratie envahissante. Encore faut-il se souvenir que les esclaves ne comptaient pas dans les préoccupations démocratiques…

A Rome, la plèbe, pour sa sauvegarde, ne réclamait que des droits politiques, qui furent d’ailleurs insuffisants. La classe moyenne n’échappa nullement à l’appauvrissement progressif et à une disparition à peu près complète.

En Angleterre, où les libertés publiques sont conquises de bonne heure, cette conquête ne bouleverse pas l’ordre établi, sauf passagèrement au temps de Cromwell, ni la hiérarchie sociale.

Donc, longtemps après que le patriarcat féodal eût disparu pour faire place à une féodalité oppressive, l’esprit d’obéissance persiste, et le respect des catégories sociales, et mêmes le culte des droits du sang. Certes, l’envie et l’ambition existaient, mais comme caractères prédominants de quelques individus, qui, par désir de supériorité, cherchaient à s’élever jusqu’à la classe privilégiée. Il ne faut pas confondre le sentiment d’égalité avec le sentiment de justice. Celui-ci n’est que le respect de la coutume, de la règle du jeu, quelle qu’elle soit. Mais il n’y avait aucun sentiment d’égalité des classes — même après la mort. La croyance à la vie future était d’ordinaire assez vague et n’imaginait d’autre existence que celle d’ici-bas. Dans la religion primitive de l’ancienne Égypte où la croyance à une autre vie était très développée, les morts continuaient les mêmes occupations qu’ils avaient eues de leur vivant. Le christianisme, religion d’esclaves, croit déjà à une égalité des morts devant le jugement de Dieu, mais pour aboutir, par désir inconscient de représailles, à une nouvelle inégalité : les premiers seront

les derniers et les derniers les premiers — il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.

Cette religion d’humilité et d’obéissance portait ainsi en elle-même des germes de revendications, qui ne mûrirent qu’avec le lent développement mental des individus et qui apparurent avec le mouvement des communes. Les révoltés des bourgs, descendants de serfs, ne pouvaient arguer de leur qualité d’hommes nés libres pour faire reconnaître leurs droits. Il leur fallait acquérir cette liberté de disposer de leur corps, et ils disaient : « Tous les hommes sont frères. Nous avons yeux, bras et jambes comme eux (les seigneurs), même force, même courage. »

Ce sentiment d’égalité ne reçut que plus tard, en France, une nouvelle impulsion avec les idées de Jean-Jacques Rousseau (qui croyait à l’égalité naturelle des hommes et à leur bonté primitive) et s’est épanoui avec la Révolution française. On s’imagina alors qu’il suffisait d’avoir donné aux citoyens l’égalité des droits civiques et d’avoir inscrit « égalité » dans la devise révolutionnaire pour qu’elle devînt une réalité.

Le sentiment d’égalité est resté très vif en France, peut-être parce que le peuple a surtout lutté pour obtenir cette égalité, de même qu’en Angleterre l’effort fait pour conquérir l’habeas corpus a développé chez les Anglais le sentiment de la liberté, si bien qu’on peut dire que la liberté ou l’égalité ne se donnent pas, il faut qu’on les conquierre et qu’ainsi elles deviennent, l’une ou l’autre, un besoin moral, un sentiment.

Le développement du machinisme et de l’inégalité économique a montré bientôt l’insuffisance de l’égalité démocratique. On a vu naître les utopies socialistes, dont la philosophie imprègne toutes les revendications sociales modernes, en ce sens qu’elles aspirent à l’affranchissement complet de l’humanité tout entière. Cet affranchissement ne peut se faire qu’avec la suppression de l’inégalité économique et du droit, qu’ont les possédants et qu’ils transmettent à leurs héritiers, de faire travailler les autres à leur profit.

Dans la lutte contre les privilèges, les opprimés n’ont pas des revendications exactement semblables, ni des aspirations identiques. Ils diffèrent surtout dans la façon de concevoir l’action. Les uns vont au socialisme, d’autres à l’anarchie, d’autres au syndicalisme. Le socialisme se mêle à la politique dans l’espoir de s’emparer du pouvoir ; en s’inféodant au parlementarisme, son action le conduit nécessairement vers l’étatisme. Il s’intéresse peu à la liberté des individus, il n’a guère en vue que de leur assurer le bien-être matériel. Il peut même abandonner toute idée démocratique de liberté et devenir tout à fait despotique comme dans la Russie bolchevique.

L’anarchie s’intéresse, avant tout, à la liberté. Elle réagit contre l’asservissement des individus. Son antiparlementarisme n’est pas anti-démocratique, comme celui des royalistes ou des fascistes ou des bolcheviks, il est anti-étatiste… Le syndicalisme mène la lutte de classes. Il est théoriquement hors de l’ingérence des partis politiques. Mais leur influence se fait parfois sentir, et alors c’est l’orientation vers l’étatisme. D’autre part, le syndicalisme corporatif, sans idéal révolutionnaire, n’est qu’un ouvriérisme égoïste. Le syndicalisme anarchiste est plus complet, car il lutte aussi pour le bien-être moral des individus.

Quoi qu’il en soit, l’action de ces efforts d’émancipation a eu pour résultat de changer, en grande partie, la mentalité populaire, en affaiblissant le respect de la hiérarchie sociale. La plupart des travailleurs n’éprouvent plus de gratitude obéissante envers ceux qui leur donnent du travail. Ils savent qu’ils sont la portion utile de l’humanité. Ils prennent sentiment de leur dignité et conscience de leurs droits. Le travail prend dans la mo-