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MOR
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rale sociale la place qu’occupait autrefois le courage guerrier, c’est-à-dire la valeur de premier plan.

Certes, les hommes naissent inégaux en intelligence et en adresse, ou, peut-être plus exactement, ils diffèrent en aptitudes diverses. Les théories d’émancipation réclament non l’égalité des hommes, mais l’égalité des classes. La décadence de toutes les sociétés humaines est venue d’une inégalité grandissante, corrompant les riches, avilissant les miséreux, donnant à tous l’indifférence pour le corps social. Ce qu’il y a au fond du socialisme, c’est la recherche d’un équilibre qui ne peut exister que si disparaît le pouvoir de faire travailler les autres à son profit et de transmettre ce privilège par droit d’héritage, si tous les enfants reçoivent une éducation et une instruction complètes suivant leurs aptitudes, de façon à choisir plus tard leurs occupations selon leurs goûts et leurs capacités.

Telle est la véritable égalité, telle qu’elle se dégage des aspirations modernes. Personne ne songe à nier la supériorité de l’intelligence, ni l’autorité du technicien. Il semble, en tout cas, que le sentiment d’égalité qui tend à se développer de plus en plus, tout en reconnaissant les droits de l’intelligence et de la technique, ne permettra pas d’instaurer de nouveaux privilèges, même en faveur du mérite qui se suffit souvent a lui-même.

Quelle que soit la forme que prendra plus tard l’arrangement social, l’opinion s’élèvera sans doute contre des rémunérations disproportionnées entre les diverses catégories de travailleurs, comme celle qui existe entre le gérant du familistère de Guise et les simples ouvriers. Si des différences existent, il est possible qu’elles consistent dans plus d’indépendance dans le travail, plus de facilité de loisirs et de déplacements, sans compter la joie de l’initiative et de la recherche, la conscience de la valeur propre et de l’influence acquise, et que ce soit là une récompense assez grande, même pour les créateurs de génie.

Comme le progrès technique qui aboutit ou devrait aboutir à plus de loisirs, comme le progrès social, le progrès moral se résoud dans la tendance à la liberté, une liberté qui n’est possible que dans une société où la disparition de l’inégalité des classes permettrait l’épanouissement de la morale de confiance. — M. Pierrot.

MORALE (de la morale de maitre a l’harmonie du sage) — J’ai montré déjà dans cet ouvrage, à propos de l’individualisme, en quel sens mes préoccupations éthiques m’amènent à dénier à la morale toute prétention d’inclure en ses cadres ma vie multiple et, à leur égard, si indisciplinée. En même temps, j’ai dit aussi vers quelle sagesse il me plaît d’en orienter la marche harmonieuse.

Vis-à-vis des formes qui présentent à ma curiosité sympathique quelque face engageante, j’ai situé la tendance dont la plénitude me sourit davantage. Quelque générosité qui flotte sur leur seuil, ne peuvent être la demeure de qui veut être un homme complet, les vases au sein desquels se débat l’existence amputée ou captive. Ces vases sont encore, nonobstant les promesses encloses aux lignes de certains, des moules de morale aux fins impératives. Et ma pensée, qui regarde plus loin que leurs bords séducteurs, n’accepte de voguer, vers quelque chaîne, sous leurs auspices…



A côté des morales théologiques ou métaphysiques, politiques ou civiques, l’antiquité me présente des sagesses indépendantes et qui, si on s’intéresse uniquement à la pratique, manifestent toutes un caractère individualiste. Vers elles m’entraînent mon cœur et ma raison… Sans oublier complètement leurs alliances avec des disciplines étrangères, je désire maintenant, les comparer d’après leur contenu.

Je crois les voir se distribuer en quatre groupes. Au fond de la vallée, d’humbles morales se tapissent comme des chaumières. En voici qui, sur des sommets peut-être artificiels et sur des mottes, dressent des châteaux d’orgueil. Les premières montrent le salut dans l’obéissance ; les secondes le font voir dans la domination. D’un groupe émouvant monte un parfum et un cantique d’amour. Un autre fait entendre le plus viril des hymnes et je distingue ce refrain : « Connais-toi afin que tu te réalises. »

Pour la facilité de l’exposition, je vais imposer un nom à chaque groupe. J’appellerai servilismes les doctrines d’obéissance ; dominismes les systèmes de domination ; fraternismes, les éthiques qui prêchent directement l’amour et la fraternité… Je désignerai les individualismes qui ne songent pas aux conquêtes extérieures par le nom de subjectivismes.

Les morales théologiques, qui nous commandent d’obéir à la volonté divine, paraissent d’abord toutes des servilismes. Cependant, dans la mesure où nous pouvons dégager l’enseignement de Jésus, condamné par les clergés contemporains, ridiculement déformé par les clergés postérieurs, il y aurait injustice à le confondre avec les morales cléricales. Autant qu’on la peut connaître ou deviner, la doctrine que les sociaux durent crucifier présente plusieurs caractères de la sagesse indépendante.

Les morales loyalistes me soumettent directement à des maîtres. Les morales civiques me soumettent à des lois fabriquées et appliquées par des hommes. Elles n’ont rien de plus indépendant que les morales cléricales. Pour Hobbes la morale se réduit entièrement à l’obéissance au prince. Ce qu’ordonne le prince est juste dès qu’il l’ordonne et par cela seul qu’il l’ordonne. Seule la loi — l’ordre du chef — crée le caractère moral ou immoral de nos actes. Notre unique devoir, et notre intérêt, est de maintenir le prince. « D’autre part, selon la fameuse formule de Sarpi, « la première justice du prince est de se maintenir. » Pour Hobbes, cette justice-là n’est pas la première ; elle est la seule.

Morales cléricales et morales civiques ont ce caractère commun de grouper non point tous les hommes, mais une partie des hommes ; de les grouper non en tant qu’hommes, mais en tant que fidèles d’une même croyance ou en tant que compatriotes… Ce sont là morales de troupeaux, dit Nietzsche avec trop d’indulgence. Plutôt disciplines d’armées ou de bandes.



Contre ces prédications d’obéissance qui éteignent dans l’individu toute lumière personnelle et amortissent tout ressort éthique, s’élèvent les exhortations contraires des Calliclès, des Stendhal, des Nietzsche. Ceux-là veulent nous enseigner, ou s’enseigner, non plus la servitude, mais la domination. Leur point de départ est individualiste. « Ceci est mon bien que j’aime… », s’écrie Zarathoustra. Mais ce bien qu’il veut c’est la puissance et la puissance sur d’autres hommes. Il ne voit rien de plus « universel et de plus profond dans la nature que le besoin de dominer… ». « Partout où j’ai trouvé, dit-il, quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. »

Peut-il y avoir des maître sans esclaves ? Pas plus que des esclaves sans maîtres ? Les servilistes sont forcés d’admettre implicitement deux morales : celle des maîtres à côté de celle des esclaves. La même nécessité s’impose aux doministes. Nietzsche, qui en a conscience, l’accepte joyeusement. Il proclame parmi des fanfares, l’inégalité des hommes et que cette inégalité est un grand bien. Il ne songe pas à la diminuer, mais à l’accroître. Et il définit la société « une tentative, une longue recherche, mais elle cherche celui qui commande ». Il dit, dans Le Gay-Savoir : « Nous réfléchis-