Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MOR
1649

ces « défendues », toutes les apostasies morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien à attendre d’elle pour l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole !

Ce n’est pas dans les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction, une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement total… D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale individualiste. De tous les individualismes, l’individualisme éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre, je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement associés, de la non-harmonie sociale.

La crise de la morale, dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du passé. À la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves. La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est agir, et agir harmonieusement.

Cette morale immorale punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les

dogmes se ressemblent, toutes les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à adorer d’autres dieux aussi malfaisants… Il n’est pas difficile de se rendre compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale » (Nietzsche), mérite d’être traité par le mépris.

L’un des points sur lesquels insiste tout particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale « archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir, sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le droit de lui imposer la mienne… La morale « archiste » se subdivise en morale personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité, l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie, mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide, l’avortement, etc… sont examinés au même point de vue étroit, anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure qu’elle n’a pas.



La morale est une mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer. Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles. Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser.

La société a inventé la morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide », disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale, c’est le droit à l’hypocrisie »… La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement…

La morale et l’intérêt s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes.