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MOR
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Rejeter ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement. Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction. La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.



Substituons au vocable « morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.

L’action et la pensée s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sont solidaires. Les séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse action.

Tandis que la morale est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ; l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse « comme un art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des Voyages de Psychodore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste — que nous appelons sagesse — n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre pour l’individu les moyens de faire de son existence une œuvre d’art.

L’éthique rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent. Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute œuvre d’art, témoignage de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie rectifie sans cesse son œuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.

Si l’éthique ne peut se passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?

L’éthique est indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle, ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils.

La sociologie bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences… Biologie et sociologie ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller. Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre, faire le jeu de la morale.

L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle…

Métaphysique, biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt. Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mort-nés, la sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère. Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles, qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.

Sagesse et morale sont deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse éthique qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie. Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.

Pouvons-nous nous contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne ; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque. La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance…



Les philosophes contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point de vue objectif. Ils ont constitué une « science des mœurs ». C’est un fait assez nouveau. Mais cette « science des mœurs » qu’est-elle, sinon une dépendance de la sociologie, qui sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie libératrice…

Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue plus « positive »