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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/308

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MOR
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toutes les attitudes de l’activité humaine aux avantages et aux inconvénients qu’ils peuvent leur procurer et, de l’autre côté, nient et rejettent la nécessité de l’État et des institutions gouvernementales, l’utilité de leurs interventions, de leurs obligations, de leurs sanctions pour asseoir les rapports et régler les accords qui peuvent s’établir entre eux ?

Le milieu individualiste anarchiste ne saurait se montrer hostile à l’adoption d’une règle de conduite envers soi et envers autrui, dès lors que cette règle de conduite sauvegarde l’autonomie de l’individu ou de l’association, qu’elle ne lui crée de responsabilités autres que celles qu’il a acceptées.

Comme nous l’avons vu aux mots « bien » et « mal », les individualistes anarchistes savent très bien que la morale actuelle, telle qu’on la conçoit communément, a pour fin d’assujettir l’unité humaine à la conception que, à une époque donnée, les constituants moyens d’une société civilisée se font des rapports entre les hommes. Cette conception moyenne est bien plus souvent un produit de l’enseignement, de la coutume, du fonctionnement politique ou religieux du milieu que le résultat ou des instincts ou de la réflexion. La morale apparaît surtout comme un moyen de maintenir en leur situation dirigeante, au point de vue temporel : l’État ; au point de vue spirituel : l’Église. Nous avons vu que par « bien », ces deux représentants des sociétés humaines entendent ce qui est « autorisé » et par « mal » ce qui est « prohibé ». Tout ce qui est autorisé actuellement, ou maintient en bon état de fonctionnement les rouages de la société organisée et étatisée, ou semble apparemment ne lui porter aucun dommage. Et c’est cela le bien. Il n’est pas une action prohibée qui, si elle était permise, ne risque de mettre en péril l’existence de l’organisation politique, de la civilisation, de la culture, de la religion du groupe humain où elle se perpétrerait. Et c’est le mal, ce péril. La fin de tous les membres des sociétés organisées de tous les temps, c’est de jouer le rôle de conservateur social, politique et religieux du milieu humain où il naît et se développe, de n’accomplir que des actes permis. Cette fin est d’ailleurs obligatoire : il n’a ni à la critiquer, ni à la discuter, sous peine de sanctions. La morale n’est pas proposée aux croyants ou aux citoyens : elle leur est imposée.

Il en a toujours été ainsi et la fin a toujours été la même. Tous les moralistes s’accordent pour reconnaître que chez tous les peuples actuels civilisés, les principes les plus généraux de la morale sont les mêmes.

« Nous devons les retrouver à toutes les époques de l’histoire, s’écrie dans son livre, La Morale et les morales, M. S. Gillet, professeur à l’Institut catholique de Paris. Nous les retrouvons, en effet, solidement établis dans les lois et les écrits des philosophes en remontant à travers le moyen-âge jusqu’à l’époque gréco-romaine. Remontons encore, ils sont inscrits dans les monuments égyptiens, dans le code Mosaïque, dans les lois de Manou et les livres sacrés de la Chine, documents qui sont eux-mêmes l’écho d’une tradition plus ancienne. »

Ces considérations font comprendre pourquoi une règle quelconque de conduite individualiste anarchiste ne saurait emprunter quoi que ce soit à la morale archiste actuelle, puisque celle-ci repose sur l’obligation. Contrairement à ce qui a pu être énoncé par certains doctrinaires, il n’y a rien à conserver de la Morale actuelle, dont l’enseignement et la pratique sont basés sur l’imposition, la contrainte, la crainte des sanctions. L’idée de « devoir » qui est à la base de la Morale courante est en abomination à l’individualiste anarchiste.

L’individualiste anarchiste ne doit rien à personne et personne ne lui doit rien. Ce n’est pas parce qu’il le doit qu’il respecte intégralement la liberté d’action tant

que la sienne n’est pas compromise, c’est parce que cette « morale » de l’égale liberté ou de la réciprocité est encore ce qu’il y a de mieux, une fois annihilée la conception de la nécessité de l’État. Cette « morale » n’est ni religieuse, ni politique, ni économique, ni scientifique, ni sentimentale, ni sociologique : elle n’existe que pour et par l’individu, isolé ou associé. Fondez votre ligne de conduite ou règle sur la base que vous voudrez, pourvu que vous n’empiétiez pas sur la mienne, sur la nôtre. Vivez et mourez à votre guise, pourvu que vous n’interveniez pas dans notre façon de vivre et de mourir, même si elle est aux antipodes de vos conceptions, même si vous la considérez comme anormale.

La « morale » individualiste anarchiste n’est pas universelle, elle est particulière. Elle n’est pas absolue, elle est relative. C’est un instrument au service de l’individu ou de l’association, non une conception mystique de « droit » et de « devoirs » automatisant l’unité humaine.

En d’autres termes, les individualistes anarchistes relativent ce qu’on appelle éthique, ligne ou règle de conduite soit au tempérament individuel, lorsqu’il s’agit d’isolés ; soit aux affinités instinctives, naturelles ou acquises qui peuvent conduire des unités humaines à s’associer pour des buts déterminés et pour un temps fixé. Les individualistes anarchistes ne rapportent pas leur façon de se comporter à une injonction ou à un impératif supérieur ou extérieur à l’isolé ou à l’association. Voilà pourquoi on peut les considérer comme amoraux relativement à toute morale tirée de la religion, de la science, de la sociabilité, de la nature même, qui contrarierait leurs aspirations, leurs désirs, leurs appétits. Ceci dit, antiautoritaires, ils se refusent, dans tous les cas à l’égard des leurs, pour assouvir leurs désirs ou satisfaire leurs besoins, à avoir recours au vol, à la fraude, à la violence ou à une coaction quelconque rappelant la coercition gouvernementale ou étatiste. « Les leurs », c’est-à-dire les négateurs de la domination et de l’exploitation de l’homme par son semblable ou par tout milieu social, ou vice-versa.

Pour les individualistes anarchistes, c’est de l’unité ou de l’association que part la règle de conduite à observer pour atteindre au maximum de sociabilité, sociabilité qui ne correspond nullement à une conception préétablie du bien et du mal, à un a priori transcendant, mais qui se fonde sur cette constatation égoïste et intéressée qu’autrui n’est, ne peut ou ne veut être « objet de consommation » pour moi que dans la mesure où je le suis ou le puis ou le veux être pour lui.

En anarchie, selon les individualistes anarchistes, il y a autant de « morales » ou règles de conduite qu’il y a d’anarchistes, pris individuellement, ou de groupes ou d’associations d’anarchistes. Voilà, pourquoi les individualistes anarchistes se qualifient volontiers d’amoraux, autrement dit : toute « morale » présentée ne peut engager que l’unité ou le groupe qui la propose ou la pratique. Il n’est pas de « morale anarchiste » absolue, aucune dont on puisse logiquement dire qu’elle résume ou incorpore les revendications, les desiderata, les relations entre eux de tous les anarchistes.

« Ma ou notre ligne de conduite — dit l’individualiste anarchiste — ne vaut que pour moi ou notre groupe ou notre association — ou encore pour tous ceux auxquels elle donne satisfaction, chez lesquels elle existait en germe, à qui il fallait que je l’expose ou que nous la proposions pour qu’ils y trouvent l’objet de leurs recherches, peut-être bien sans qu’ils s’en soient rendu compte. Ma « morale », notre « morale » ne vaut que pour celui, celle, ceux auxquels elle convient non pas pour tout le monde, non pas pour les autres. »

Plus disparaît l’idée qu’une morale imposés et com-