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MOR
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mune est nécessaire pour vivre heureux, moins les hommes sentent le besoin d’instructeurs moraux. Telle est la base de la propagande « amoralisatrice » des individualistes anarchistes. A mesure donc, que le milieu humain s’amoralise, plus les hommes sentent et comprennent l’inutilité des gardiens de la morale religieuse ou laïque, la malfaisance de ceux qui veulent maintenir les sociétés humaines au-dedans de règles de conduite uniformes ou de morales absolues, qui postulent la nécessité d’un organisme central de conservation morale. L’amoralisation — au sens que lui donnent les individualistes anarchistes —. mène logiquement à la négation de Dieu et de l’État.

Les individualistes anarchistes reprochent aux animateurs de l’anarchisme traditionnel — appelé ordinairement « communisme anarchiste » — non seulement d’avoir voulu fonder un anarchisme orthodoxe, mais de stabiliser le concept anarchiste en l’intégrant dans l’aspiration de l’humanité en général. Prenons Kropotkine comme type représentatif de cette tendance. Qu’on lise avec soin l’Entr’Aide, la Science Moderne et l’Anarchie, l’Éthique, on se rendra très rapidement compte du dessein de leur auteur : démontrer à ses lecteurs que les principales revendications de l’anarchisme s’accordent avec les besoins, les connaissances, les expériences, les faits de l’évolution humaine, de l’histoire des organismes vivants. A en croire Kropotkine — et si je l’ai bien compris — toutes les observations, tous les événements de l’histoire des êtres vivants tendent à l’établissement d’une morale sociale, à tel point que la nature elle-même ne saurait plus être considérée comme amorale. On voit la conclusion : le communisme anarchiste, comme l’entendaient Kropotkine et ses amis ou ses disciples, est en germe dans l’aspiration de l’humanité vers un état de choses meilleur que l’actuel.

Je ne puis ici passer au crible d’une critique serrée le concept kropotkinien et vider à fond — pour nous rendre compte de sa valeur comme facteur d’évolution individuelle — le contenu des trois éléments sur lesquels Kropotkine édifiait la morale : l’entr’aide, la justice, l’esprit de sacrifice. Je ne nie pas, d’ailleurs et jusqu’à un certain point, cette valeur, dès lors que c’est au point de vue de la sociabilité et non de la socialité qu’on l’envisage. Je ne veux pas non plus m’appesantir sur le caractère mystique et trop souvent abstrait de l’Éthique kropotkinienne, montrer que le langage et la culture scientifique ne suffisent pas toujours à nous empêcher de faire de la métaphysique, de prendre de purs fantômes pour des êtres de chair et d’os. Individualiste anarchiste et associationniste, je comprends qu’on se serve de sa sensibilité propre pour se créer une ligne de conduite personnelle ; je comprends qu’on s’associe entre individus doués d’une sensibilité à peu près semblable, qu’on agisse alors selon une ligne de conduite de groupe. Mais ériger la façon de se comporter d’un individu ou d’un groupe en morale universelle, absolue, voila ce que je ne puis accepter, en tant qu’individualiste en premier lieu, en tant qu’anarchiste en second lieu. Supposons que Kropotkine ait réussi à persuader tous les anarchistes que le communisme anarchiste était la forme de système économique vers lequel tendait incontestablement l’humanité dans ses rêves et ses aspirations d’un meilleur devenir et voilà l’anarchisme stabilisé, cristallisé, pétrifié. C’est-à-dire qu’il n’existerait plus, dynamiquement parlant.

En effet, le jour où il sera admis qu’il n’y a qu’une seule morale anarchiste, qu’une ligne unique de conduite anarchiste, il s’ensuivra que quiconque actera à l’encontre ou se situera en dehors de cette ligne de conduite et « morale » ne pourra plus être considéré comme anarchiste, quand même il se montrerait, dans ses gestes quotidiens, l’irréconciliable négateur et con-

tempteur des institutions archistes. À ce moment-là, l’Anarchisme n’aurait plus rien à envier à l’État ou à l’Église : il posséderait sa morale une et indivisible, sa morale ne varietur, intangible et stagnante.

Beaucoup d’individualistes anarchistes se demandent comment des penseurs du genre de Kropotkine ont pu ne pas s’apercevoir qu’en cherchant à établir une morale anarchiste unique, ils retournaient à l’exclusivisme, à l’étatisme. Pour que l’anarchisme ne se mue pas en outil de conservation sociale ou morale, il est évident qu’il est nécessaire qu’en son sein se concurrencent toutes les éthiques antiautoritaires, toutes les façons acratiques (alégales, asociales, amorales, etc.) de vivre la vie.

On m’objectera que la pratique de « la camaraderie », terme qui revient si souvent dans la terminologie individualiste anarchiste n’est pas concevable si l’on nie l’entr’aide et une réciprocité qui peut aller jusqu’au sacrifice, bien que — à l’instar de la reconnaissance — ce mot ne figure pas au dictionnaire individualiste. Sans doute, mais il ne vient à l’esprit d’aucun individualiste de prétendre ou de démontrer que « l’esprit de camaraderie » est latent au sein de l’humanité considérée en général, surtout si par camaraderie, on entend « une assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour s’épargner toute souffrance inutile ou inévitable » et « un effort volontaire fait en vue de se procurer, entre assurés, la satisfaction des besoins et des désirs, de quelque nature qu’ils soient, que pourraient manifester les participants au contrat de camaraderie… » Il s’agit là d’une éthique particulière, spéciale à un milieu sélectionné, qui ne se recommande d’aucune antériorité, que ses protagonistes ne présentent pas comme un « devoir » universel, qui ne demande, pour être pratiquée, ni la protection de l’État ni la sanction de la loi ; qui ne veut s’imposer à personne et dont l’application dépend uniquement du bon vouloir de ceux à qui elle convient. La pratique de la « camaraderie » qu’on lui donne ce sens-là ou un autre plus restreint, reste donc l’ordre volontaire et, de ce fait, s’intègre dans le cadre des « morales » individualistes anarchistes. — E. Armand.

MORALE (Point de vue du socialisme rationnel). — La morale est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal, dit le dictionnaire, et la définition, en un sens, nous agrée. La question est de savoir si les règles proposées par cette science peuvent orienter l’humanité vers le bonheur relatif où le bien dominera. La définition que nous avons donnée ne peut se justifier que si l’homme n’est pas entièrement matière et s’il existe autre chose enfin que le phénomène et le mouvement. S’il en était autrement, il n’y aurait que fonctionnement et le bien et le mal figureraient par l’attraction et la répulsion et se confondraient dans le mouvement de l’universelle matière. Avec cette conception du monde, la morale n’a d’autre valeur que l’utilité individuelle, et cette utilité est mise à profit par les classes possédantes et dirigeantes, imprégnées de ce principe, afin d’assurer l’exploitation des masses.

La raison et sa manifestation : le raisonnement, constituent, dans l’ordre social, le moral pris dans un sens opposé au physique. Les passions comme les besoins, comme les organes, comme la vie, comme le mouvement, comme la matière, constituent le physique au sens propre, le physiologique, l’objet de l’observation que le raisonnement classe, coordonne et subordonne conformément à la raison, expression de nécessite sociale.

Cette Raison, que certains contestent tout en l’utilisant, prime tout, comme elle donne naissance à tout, parce qu’elle est la conséquence de l’union d’un sentiment réel d’existence et d’une partie de la force universelle, au-delà desquels il n’y a rien et il ne saurait