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sans tenir compte de toute son action politique, de ses pamphlets et de ses circulaires.

Comme nous avons montré par ailleurs (voir : Éducation) que liberté et déterminisme ne se contredisent pas, nous pouvons conclure : il nous est possible de contribuer à la modification de la moralité des individus.

III. Connaissance des réalités. Marche du progrès. Égoïsme et altruisme. — Mais, pour agir utilement, il faut savoir, et plus d’un utopiste pourra méditer utilement ces paroles de Lévy-Bruhl : « Lorsque la connaissance des réalités psychologiques et sociales est rudimentaire, l’imagination n’est pas retenue et il lui est aisé de construire un ordre idéal qu’elle peut opposer à ce qui est ou lui parait être du désordre. Par contre, plus de connaissance nous évite de considérer comme souhaitable ou obligatoire ce qui est impossible, de poursuivre une chimère en croyant s’efforcer d’atteindre un idéal. »

Tout d’abord, il est utile d’avoir quelques notions sur la marche du progrès. Le progrès paraît consister en une différenciation et en une concentration de plus en plus grande, ce qui, au point de vue des mœurs, se traduit par de plus en plus d’individualisme et de plus en plus de solidarité. Suivant Kirckpatrick, écrit Rouma dans sa Pédagogie sociologique, la sympathie réelle n’apparaît que lorsque l’enfant, non seulement éprouve ce que les autres éprouvent, mais se représente consciemment les autres comme ayant des sentiments identiques aux siens ; cette représentation consciente apparaît au cours de la troisième année. « A cet âge, l’enfant sympathise avec toute la nature. L’enfant augmentant en expérience, il arrive à faire une distinction entre son propre moi et celui des autres, entre ses expériences personnelles et celles d’autrui. La tendance individualiste reprend alors le dessus et l’enfant apparaît comme profondément égoïste et indifférent aux sentiments des autres. En réalité, il est complètement dominé par ses propres expériences, par ses sensations présentes. Pour sympathiser avec la douleur de quelqu’un il faut se retrouver en lui, il faut revivre des sensations éprouvées en ce moment par lui. Il faut donc un fonds d’expérience et de douleur que l’enfant ne possède pas, il faut également assez d’imagination productrice pour se représenter l’état émotionnel éprouvé par la personne avec laquelle nous sympathisons…

« …Il y a lieu de distinguer entre deux groupes de manifestations altruistes. Les premières sont le résultat d’une compréhension plus ample de la vie en société, elles constituent une extension raisonnée et rationnelle de l’égoïsme ; elles demandent pour être comprises et pratiquées une forte culture intellectuelle… Les secondes sont plus spécialement d’ordre sentimental et émotionnel, elles sont par cela même moins solides, moins durables, et dominées par l’impulsivité et la suggestibilité… L’enfant est essentiellement égoïste et individualiste, et cet égoïsme ne doit pas effrayer, car il constitue une phase importante du développement de l’enfant et une nécessité biologique. »

Kirckpatrick affirme également : « L’utilité de chaque individu dépend de ce qu’il est, des connaissances et de la puissance (corporelle ou autre) qu’il possède et de l’usage qu’il en fait. Il est donc nécessaire que la première loi de la vie soit un appel à l’accroissement et au développement personnel. »

Tout comme l’enfant, le primitif a une conscience confuse. « La conscience, dit Lévy-Bruhl, est vraiment celle du groupe ; localisée et réalisée dans chacun des individus » ; « il est permis de parler de conscience collective et de prendre le groupe pour le véritable individu ». Selon le même auteur, « les individus ont dû prendre une conscience d’eux-mêmes de plus en plus nette, bien que la « socialisation » de chaque esprit n’ait fait que croître ».

En résumé : 1° au début de l’enfance, comme au début

de l’humanité, on ne trouve ni égoïsme, ni altruisme, mais un état d’amoralité qui se différencie, par la suite, en égoïsme et en altruisme ; 2° la personnalité de l’individu est due à la vie en société et c’est par les contacts, les heurts de son moi avec le moi d’autres individus que chaque homme prend conscience de son moi et le développe, par suite l’opposition de l’individu à la société ne se justifie pas et un idéal anti-individualiste est aussi un idéal anti-social ; 3° la forme supérieure de l’altruisme étant aussi la forme supérieure de l’égoïsme, l’égoïsme actuel ne peut être considéré comme un excès du développement de l’individualité, mais comme une insuffisance de ce même développement.

IV. Science et raison. — La science des mœurs est encore dans un état embryonnaire et s’appuie principalement sur deux sciences presque aussi jeunes qu’elle, en tant que sciences : la psychologie et la sociologie. De plus, même si ces sciences étaient parfaites elles ne pourraient nous imposer un idéal moral incontestable.

« Si, disait Henri Poincaré, en 1910, les prémisses d’un syllogisme sont toutes deux à l’indicatif, la conclusion sera également à l’indicatif. Pour que la conclusion pût être mise à l’impératif, il faudrait que l’une des prémisses au moins fût elle-même à l’impératif. Or les principes de la science, les postulats de la géométrie sont et ne peuvent être qu’à l’indicatif ; c’est encore à ce même mode que sont les vérités expérimentales, et à la base des sciences, il n’y a, il ne peut y avoir autre chose. » « Le moteur moral, disait-il encore, ce ne peut-être qu’un sentiment. »

Mais dans la même conférence, H. Poincaré montrait que la science peut cependant jouer un rôle utile à la morale, ainsi que le montrent les deux exemples suivants : « Les psychologues nous expliqueront pourquoi les prescriptions de la morale ne sont pas toujours d’accord avec l’intérêt général. Ils nous diront que l’homme, entraîné par le tourbillon de la vie, n’a pas le temps de réfléchir à toutes les conséquences de ses actes ; qu’il ne peut obéir qu’à des préceptes généraux ; que ceux-ci seront d’autant moins discutés qu’ils seront plus simples et qu’il suffit, pour que leur rôle soit utile et pour que, par conséquent, la sélection puisse les créer, qu’ils s’accordent le plus souvent avec l’intérêt général. »

« Les historiens nous expliqueront comment des deux morales, celle qui subordonne l’individu à la société, et celle qui a pitié de l’individu et nous propose pour but le bonheur d’autrui, c’est la seconde qui fait d’incessants progrès, à mesure que les sociétés deviennent plus vastes, plus complexes, et, tout compte fait, moins exposées aux catastrophes. »

A côté de la science, ou plus exactement des sciences, la réflexion philosophique a été utile au progrès moral. « La pratique morale, dit Lévy-Bruhl, enveloppe toujours des contradictions latentes, qui se font sentir peu à peu, sourdement, et qui se manifestent enfin, non seulement par des luttes dans le domaine des intérêts, mais par des conflits dans la région des idées. L’effort conscient pour résoudre ces contradictions n’a pas peu contribué au progrès moral. »

En résumé : ni la science, ni la raison ne peuvent nous fournir des lois morales impératives et cependant l’une et l’autre pourront nous aider dans la détermination de notre idéal moral.

V. Morale et satisfaction des besoins. — Pratiquement, malgré toutes les discussions théoriques, il est des fins morales tellement universelles et instinctives qu’il n’est guère besoin de la science ou de la raison pour les fixer. Il est même une fin générale que l’on retrouve au fond de toutes les morales et qui est imposée aux individus par les nécessités biologiques