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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/310

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MOR
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rien y avoir. La règle des actions ne pourra être conforme à la Raison que lorsque la réalité de celle-ci sera démontrée. Enfin, la morale sera déterminée par la foi tant qu’il y aura croyance sociale, comme elle dépendra du raisonnement de chacun tant qu’il y aura doute et de l’assentiment général quand il y aura connaissance du droit et de son éternelle sanction.

S’il n’y a de réel, pour l’homme, que la vie présente, le raisonnement prescrit pour règle à chacun de se sacrifier tous les autres, alors que si l’âme est éternelle, la règle lui impose, même dans son intérêt, de se sacrifier aux autres. Mais, à notre époque de doute général, il s’ensuit que la morale est la non-conformité avec la raison, ou que le matérialiste, honnête homme, qui se méfie pour bien faire est un fou, de sorte qu’il ne résulte que le trouble et l’incertitude quand ce n’est pas le despotisme des passions déchaînées.

Par rapport à l’immédiat, le matérialiste a tout avantage à se sacrifier les autres et, pour lui, le succès tient lieu de morale, alors que l’honnête homme, dans ses actions réfléchies, se sent entravé de toutes parts. A notre époque de doute, la morale commune ou sociale fait défaut ; de sorte qu’il y a autant de morales que d’individus et qu’il n’y a pas de place logique pour une règle d’action dans la communauté des intérêts qui reste à réaliser.

Pour sauver les apparences, les classes dirigeantes font enseigner une morale qui a cours parmi les gens de bon ton ; mais celle-ci varie avec les circonstances et n’a rien de commun avec la théorie du devoir vrai. Voici du reste comment Proudhon la caractérise : « La morale, c’est de n’avoir qu’une femme légitime à peine des galères et vingt maîtresses si vous pouvez les nourrir ; la morale c’est de vous battre en duel à peine d’infamie, et de ne pas vous battre à peine de cour d’assises ; la morale c’est de vous procurer le luxe et les jouissances à tout prix, sauf à échapper aux cas prévus par les codes. Mon plaisir c’est ma loi, je n’en connais pas d’autre. »

Toutes ces morales de bon ton, instituées pour protéger les riches, sont et seront sans portée sociale durable. Expérimentalement, le déshérité s’aperçoit qu’il est dupe de sophismes ; et, comme les grands, il fait sa loi quand il en entrevoit la possibilité. C’est le désordre dans cet ordre d’idées comme dans bien d’autres. D’autres moralistes ont prêché la morale gratuite avec l’idée d’orienter la mentalité générale de l’Humanité vers le bien. Là encore, l’expérience a démontré qu’elle aboutissait à un tout autre but qu’à celui qu’on cherchait à atteindre, les masses étant devenues sceptiques.

Pour peindre la société de son époque, et qui est aussi la société présente, Lamennais a tracé un admirable tableau qu’il est utile de reproduire : « Philosophes qui exaltez avec tant d’orgueil, dans vos phrases pompeuses, la raison de l’homme, il faut que vous comptiez étrangement sur son imbécillité ». Quel langage à lui tenir que le vôtre : « nul n’a le droit de te commander, en conséquence reconnais un maître. Ton unique règle est ta volonté, en conséquence obéis aux lois qui contrarient toutes tes volontés. Ton seul devoir est de te rendre aussi heureux que possible ici-bas, en conséquence renonce à tous tes intérêts, étouffe la voix du désir et celle même du besoin ; sois juste à tes dépens, soumets-toi sans murmurer aux plus dures privations, à l’indigence, au travail, à la douleur, à la faim. Tu ne dois rien espérer après cette vie, en conséquence agis comme si tu en attendais une autre ; respecte religieusement l’ordre établi contre toi, sois notre victime expiatoire et nous te payerons en retour d’un profond mépris. » Impossible d’être plus explicite pour dénoncer l’hypocrisie de ce qu’on appelle les élites… Les gouvernements affectent d’avoir une religion, et la morale qu’ils font enseigner est toujours la conséquence logique de la religion de l’époque ; rien de plus,

rien de moins. Du fait de l’enseignement social relatif aux diverses époques, chaque période a reflété les mœurs de la société et il en sera toujours ainsi.

A l’hypocrisie de notre époque doit succéder la sincérité. En réalité c’est parce que les hommes ont mal raisonné jusqu’à ce jour que la morale n’a pu être le guide du devoir. Quand l’ossature de la Société repose sur l’injustice sociale, l’Humanité se dégrade en maintenant la servitude et l’exploitation générale des majorités par les minorités. La nécessité sociale, qui est l’expression temporaire de l’éternelle justice et constitue le droit humanitaire devant lequel tout droit individuel doit fléchir comme étant le salut de l’Humanité, obligera la Société à créer la vraie Morale qui donnera à chacun la liberté individuelle en harmonie avec la fatalité des événements. Il est aussi impossible à l’Humanité de vivre sans morale, c’est-à-dire sans ordre social, qu’il est impossible aux bêtes et aux choses d’exister sans ordre physique. — Elie Soubeyran.

MORALE (et ÉDUCATION). — I. Définition de la morale. — On a donné de multiples définitions de la morale. Voici l’une de ces définitions, que nous cueillons dans « Les Annales de l’Enfance » (mars 1928) : « De même que la santé peut se définir : l’adaptation parfaite de l’organisme au milieu dans lequel il vit (la maladie étant la réaction de cet organisme aux modifications survenant dans ce milieu, qu’il s’agisse de modifications physiques, traumatiques, toxiques ou infectieuses), de même on peut définir la morale, l’adaptation de l’individu au milieu familial, professionnel ou social dans lequel il devra vivre. Enfin au stade supérieur auquel ne parvient que le sujet déjà éduqué, se situe le sens moral envers soi-même, qui n’est, en dernière analyse, qu’une synthèse faite des éléments précédents et dont le résultat sera encore une plus parfaite adaptation au milieu ». (Dr Robert Jeudon.) Cette définition n’est peut-être pas parfaite, mais elle a au moins les mérites suivants : 1° elle tient compte de ce fait primordial : la morale est un produit de la vie sociale ; 2° elle distingue sans les opposer la morale individuelle et la morale collective ; 3° elle permet de comprendre qu’il n’y a pas qu’une morale puisque les milieux sociaux diffèrent dans l’espace et dans le temps.

II. On peut moraliser. Liberté, volonté et force des idées. — La variabilité de la morale dans l’espace et son évolution dans le temps (examinées déjà dans les études qui précèdent) sont des faits tellement indiscutables que nous n’en reparlerions pas s’ils ne corroboraient pas cette vue de notre esprit : « La morale de demain ne ressemblera pas entièrement à la morale d’aujourd’hui » et ne venaient ainsi justifier notre position vis-à-vis de l’éducation morale.

Mais la moralité humaine ne changera-t-elle pas uniquement sous l’influence des transformations des conditions naturelles et économiques ? S’il en était ainsi, il serait vain de vouloir modifier la moralité humaine et bien inutile de remuer des idées morales. Toute discussion sur la morale, tout effort moralisateur sont vains pour qui n’admet pas que les idées sont aussi une force et qui ne croit pas que les individus possèdent une certaine liberté, une certaine volonté et une certaine responsabilité.

Pouvons-nous modifier la moralité humaine ? Certains se réclament du marxisme pour le nier. C’est oublier que le « Manifeste communiste » est venu à un moment où régnait un spiritualisme sociologique, où le sentimentalisme régnait en maître et où les théoriciens socialistes faisaient appel aux bons sentiments de la bourgeoisie au lieu de vivre plus intimement avec le prolétariat. Que Marx ait voulu réagir contre une idéologie sentimentale ne fait nul doute et c’est une erreur de juger sa pensée par quelques extraits de ses œuvres