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MOR
1669

secte. On va jusqu’à présenter, comme nourriture, à Smith et aux principaux de l’église, jetés en prison, la chair de leurs frères massacrés. Il fallut que le général Doniphan menaçât de retirer son régiment pour qu’on se contentât de chasser du Missouri les indésirables. De là, ils se rendirent à Nauvoo, dans l’Illinois, sur les rives du Mississipi, qui grâce au talent d’organisateur de Joseph Smith (qui apparaît de moins en moins comme un inculte) et à la foi de son troupeau durement éprouvé, devint rapidement une ville comptant 20 000 habitants, et cela à l’époque où Chicago était une bourgade sans importance. Les fidèles accouraient de toutes les parties de l’Union Américaine et même de la Grande-Bretagne. L’administration municipale de la ville pouvait être donnée en exemple aux autres cités des États-Unis. Joseph Smith était élu maire de la cité, une milice avait été organisée ; le prophète ajoutait à ses titres celui de lieutenant-général et il proclamait son intention de se porter candidat à la présidence.

Entre temps, Rigdon avait introduit le dogme de « l’épouse spirituelle » ; malgré une opposition très vive, il persista et prétendit, paraît-il, avoir reçu une révélation sanctionnant « la séduction systématique ». On raconta que J. Smith appuyait ce dogme, il le nia, tout en professant la polygamie lui-même et ses adversaires lui reprochaient la possession d’un harem « faisant concurrence » à celui de Mahomet.

Un beau jour, en 1844, un édit du gouverneur de l’Illinois, décréta l’arrestation de Joseph Smith et les principaux d’entre les Mormons. Le prophète ne se faisait pas d’illusion sur le sort qui lui était réservé, malgré la promesse de protection du gouverneur. Il avait été arrêté 50 fois et 49 fois acquitté. Il se rendit à Carthage, accompagné de son frère Hyrum et de deux « apôtres » – John Taylor et Willard Richards, – en prononçant ces paroles : « Je m’en vais comme un agneau à la boucherie, mais je suis aussi calme qu’un matin d’été. J’ai la conscience pure devant Dieu et devant les hommes ; je mourrai innocent et il sera dit de moi : Il a été assassiné de sang-froid. »

Tout cela se réalisa à la lettre. La populace clamait : « Que si la loi n’y pouvait rien, la poudre et les balles auraient bien raison d’eux. » Le 27 juin 1844, à 5 h. de l’après-midi, une bande de 150 à 200 personnes, le visage barbouillé de suie, força les portes de la prison où Smith et les siens étaient détenus. Hyrum Smith qui avait 44 ans, tomba le premier sous la fusillade ; Joseph, qui en avait 39 sauta par la fenêtre, mais fut tué au cours de sa tentative. John Taylor, qu’avaient atteint 4 balles, survécut. Willard ne reçut aucun projectile… Loin d’abattre le Mormonisme, cet inqualifiable assassinat l’achemina vers le succès.

Il se trouvait parmi les Mormons un vitrier du nom de Brigham Young, qui était président des « Douze », – préféré à Sydney Rigdon pour cette fonction – homme d’une grande énergie, de beaucoup de sang-froid, très opiniâtre et très diplomate. Il reçut la révélation ou inspiration que ce qui restait de son église devait émigrer vers l’Ouest, l’Ouest lointain, hors des frontières de l’Union américaine, dans les déserts qui n’appartenaient pas encore aux États-Unis. Les Saints se mirent alors à vendre ou à échanger leurs terres et leurs maisons pour se procurer du blé, du seigle, du lard, des pommes de terre, du bétail, des bœufs, des chariots…

Nouveau Moïse, Brigham Young rassembla ce qu’il put de son peuple, 143 hommes, 3 femmes et 2 enfants et partit d’abord un peu à l’aventure, ensuite vers la région du Grand-Lac-Salé, plateau de 1200 m d’altitude, glacé l’hiver par des vents polaires, brûlé l’été par un soleil torride, maudit par le Grand Esprit, disaient les Pawnies, à cause des guerres de leurs ancêtres… Parti durant février 1846, Brigham Young

pénétra le 24 juillet 1847 dans la vallée du Grand-Lac-Salé. Les 143 Mormons du début étaient devenus 2000 et formaient une longue caravane ; ils voyageaient dans des chariots à bœufs, que les hommes conduisaient à pied les bagages, les femmes et les enfants, les invalides demeurant à l’intérieur des véhicules. Il fallut lutter d’abord contre l’hiver, très rude, contre l’incertitude de la direction (la prairie n’était pas encore défrichée), se méfier de la flèche de l’indien, franchir les Montagnes-Rocheuses. Des enfants naissaient en route.

Au bout d’un mois, Salt-Lake-City était fondée. Le terrain où la ville devait s’élever fut partagé en îlots ou block s de 10 acres chacun, chacun d’eux étant distribué en lots égaux de 1 acre 1/4. Aux barrières de la ville, la terre arable fut partagée en lots de 5 acres, un peu plus loin les lots étaient de 10 acres, plus loin encore ils comptaient 20 acres. Aucune spéculation ne fut permise ; on demanda à chaque chef de famille de faire rendre au lot qui lui était échu tout ce qu’il pouvait donner, d’être un producteur autant qu’un consommateur… En 1848, Salt-Lake-City n’était même pas un village, c’était une enceinte entourée d’une muraille, mi-bois mi-boue, dans l’intérieur de laquelle se dressaient huttes, tentes, charriots et où campaient 1.800 habitants.

Brigham Young était reparti dans le Missouri pour réunir les Mormons qui s’y trouvaient encore et les ramener vers la Terre promise. En mai et juin, il y eût une invasion de sauterelles menaçant de réduire à rien la récolte, alors que l’on attendait 25 immigrants. C’était un véritable fléau. Hommes, femmes, enfants se mirent sur la défensive ; ils arrivaient bien à écraser les sauterelles, mais ils piétinaient en même temps les jeunes pousses de blé ; on avait beau creuser des fossés, les remplir d’eau et y pousser les dévastatrices à coups de balai et de bâton, cela ne faisait pas plus que les brandons enflammés qu’on projetait là où les insectes étaient massés. Tout faisait présager que la famine allait envahir le camp des Saints du dernier jour… Un matin, quand tout espoir semblait perdu, voici que, venant des îles du Lac-Salé, des bandes de mouettes apparurent, remplissant l’air de leurs cris plaintifs. Elles se précipitèrent sur les sauterelles et ne partirent pas avant que le dernier des orthoptères eût été dévoré. C’est « le miracle des mouettes ». On a élevé à Salt-Lake-City un monument en mémoire de ce vol mémorable. La loi de d’État d’Utah punit celui qui tue les mouettes sans absolue nécessité : elles sont devenues aussi sacrées pour les Mormons que les oies pour les Romains.

Aujourd’hui, Salt-Lake-City est l’une des villes les plus prospères des États-Unis, capitale de l’État d’Utah, aux rues larges de 40 mètres. Les édifices religieux y sont les plus importants ; on cite parmi eux le Grand Temple, le sanctuaire mormon – l’Assembly Hall, la salle des réunions – enfin le Tabernacle, construction immense et basse, de forme elliptique où peuvent prendre place de 10 à 12.000 personnes et qui possède un orgue comptant 8.000 tuyaux et mu par l’électricité.

Pour revenir à l’histoire des Mormons, le Mexique céda aux États-Unis les provinces des Montagnes-Rocheuses et du Pacifique. Le pays du Lac-Salé devint territoire de l’Union et Brigham Young en fut nommé gouverneur. Ce fut une sorte d’état théocratique, auquel son éloignement procura la tranquillité pendant plusieurs années. Mais bientôt cette quiétude fut troublée par l’accusation portée contre les Mormons de pratiquer la polygamie, ce qui était vrai, et le meurtre rituel, que les dirigeants de leur église ont toujours combattu. Les 20, 21 ou 25 femmes de Brigham Young justifiaient amplement les hurlements des méthodistes et autres puritains des états de l’est et du centre.