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MOR
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rance vers le néant. Le suicide philosophique ne se justifie que par l’imminence d’une fin inévitable que l’on veut choisir à son gré. L’immortalité certaine changerait probablement quelque chose à ce genre de détermination. L’homme sain, en pleine vitalité, en plein fonctionnement, hors des contraintes déprimantes aime donc la vie. Pourquoi alors ne désirerait-il pas l’immortalité ?

On objecte la nécessité des renouvellements et rajeunissements biologiques par l’enfance ; le pullulement des êtres ; l’utilité de faire de la place aux autres ; la malfaisance des vieux organismes cristallisés et fossilisés. Ces objections n’ont aucune valeur, puisque l’immortalité ne pourrait qu’être le résultat d’organismes éternellement jeunes, possédant la faculté d’évolution et d’assimilation intellectuelle propre à la juvénilité. De même l’immortalité n’est conciliable qu’avec une suppression presque totale des naissances ; celles-ci ne suppléant qu’aux morts accidentelles ou volontaires des immortels.

Cela étant, quelle utilité y aurait-il à remplacer ces êtres vivants en pleine conscience, par d’autres êtres à venir, n’existant pas encore, lesquels seront à leur tour remplacés par d’autres qui ne feront pas mieux que vivre et mourir comme leurs devanciers ? Est-ce que la non-existence conférerait des droits ? N’est-ce pas là le travail aveugle et incohérent de la nature qui crée et détruit sans cesse et sans but ?

N’est-il pas plus intéressant d’opposer à ces destructions perpétuelles l’action intelligente des systèmes conquérants harmonisés entre eux et conscients de leur durée ?

Rien ne dure dans l’univers. Tout se transforme. Seule la vie, conservatrice des rythmes, réalise la merveille de la durée et de la contemplation des choses ; seule elle permet et le spectacle du monde et sa compréhension.

La mort c’est le morcellement de l’expérience.

Est-ce la mort qui a enrichi l’humanité, ou est-ce l’activité vitale, l’accumulation du savoir, la conservation des efforts, la durée des connaissances transmises de générations en générations ? Le pullulement, les naissances successives, la mort permanente ont-ils rendu les humains meilleurs, plus savants, plus sages, plus fraternels ?

Chaque génération ignorant le savoir vécu des générations précédentes recommence les mêmes errements de termites bornés. L’homme parvenu à une grande connaissances des choses meurt, détruisant avec lui toute la science amassée, toute la continuité compréhensive qui donnait un sens à son expérience individuelle, transmissible seulement après synthèse et que la mort supprime totalement.

Cette immortalité n’est point désirable avec des humains inconscients et criminels, incapables d’harmonie. La mort est ici plus bienfaisante que nuisible, mais il ne faut pas oublier que le tout se tient et que d’autres lois biologiques détermineraient, probablement, une autre psychologie.

Les méfaits de la mort individuelle se retrouvent dans la mort des sociétés. Celles-ci meurent par la trop grande différenciation des humains, leurs déformations professionnelles, leurs spécialisations, nées du développement excessif des densités humaines nécessitant de formidables organismes et de vastes organisations, le tout formant une sorte d’ossature peu modifiable, s’opposant à toute variation et amélioration. Chaque peuple, ou parti, ou caste, ou clan, trust, syndicat, corporation, groupe ou individu cristallisé, incapable de vivre seul désormais, lutte pour son propre compte, impose son rythme aux autres et détruit la coordination générale par le parasitisme et l’insouciance de l’harmonie collective.

Les déchets sociaux, sous forme de traditions, lois, traités règlements, coutumes, s’accumulent comme des toxines mortelles, détruisent l’équilibre, paralysent l’activité individuelle et acheminent les collectivités vers les désordres et la sénilité. Par contre, l’isolement excessif limite l’expérience et la transmission et conservation du savoir par le recommencement et le réapprentissage vital de chaque individu. La communication des connaissances augmente la durée humaine et l’enrichit.

L’immortalité sociale, avantageuse pour les œuvres collectives de longue durée et l’enrichissement de l’individu, ne se réalisera que par la limitation des humains, le développement de la puissance individuelle au sein de multitudes de groupements réduits et indépendants, à rythme particulier, participant volontairement, et facultativement, à des rythmes productifs de plus en plus vastes et plus généraux. Aucune sénilité n’atteindrait ces organismes évoluant indéfiniment, par la plasticité même de leur organisation, excluant toute cristallisation administrative. Cette durée bienfaisante permettrait la conservation des acquisitions utiles, tandis que les catastrophes sociales détruisent aveuglément les bonnes et les mauvaises choses comme autant de multiples morts appauvrissant infailliblement l’humanité.

La mort n’est donc qu’un fait qui s’impose à l’homme. L’approuver, c’est acquiescer à l’écrasement de l’intelligence ; c’est approuver le fonctionnement du chaos.

La vie est source de toute conscience et il est naturel de vouloir durer. Le spectateur, le curieux peut trouver de la joie à se perpétuer en ses enfants. Il peut envisager sereinement sa mort et la fin transitoire de son moi sans trouble et sans émoi, telle la fin d’un phénomène cosmique. Mais, en vrai spectateur des choses, il peut lui être agréable d’imaginer le triomphe de l’ingéniosité humaine sur le mécanisme aveugle de l’univers.

Peut-être l’accumulation des souvenirs et des variations individuelles effacerait-elle, par des oublis progressifs, les personnalités successives des humains, détruisant ainsi leur unité dans le temps et limitant leur durée totale faite, on le sait, de tous les souvenirs. En ce cas l’immortalité effective serait une suite de morts supprimant le « moi » éternel, remplacé par des « moi » successifs, s’ignorant dans le temps comme autant d’étrangers. Le moi, synthèse perpétuellement variable des rythmes subjectifs, n’est qu’une suite de présents conscients. Il ne connaît ni passé, ni futur réels ; il les vit sous forme de présent et sa durée, ou spectacle des souvenirs, est à la fois dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire déterminé par l’espace cérébral et le rythme vital. La continuité du moi est une apparence ; il se transforme inévitablement. Il ne peut donc y avoir d’immortalité absolue.

D’autre part, la volonté de réalisation étant proportionnée à la durée des êtres, il est probable qu’une longévité de quelques milliers de siècles laisserait encore les humains insatisfaits, avec des désirs exigeant mille fois plus de temps pour leur satisfaction.

Toutes ces constatations nous démontrent bien qu’il n’y a aucune finalité dans le monde. Chaque instant de l’éternité est un centre, un sommet, qui ne peut être autre, puisqu’il est ainsi. Affirmer l’harmonie nécessaire de ce qui est, c’est ignorer toutes les harmonies contradictoires, infinies, successives ou simultanées contenues dans la substance éternelle. Approuver l’aspect visible de l’univers, c’est le stabiliser, l’immobiliser en soi. C’est approuver servilement le chaos. La mort fait partie de l’équilibre actuel des choses. Un autre équilibre serait crée par une autre vie, une autre longévité une autre harmonie. Cela nous démontre que l’homme est un accident de l’univers et qu’il n’en est ni la justification, ni le but. Mais l’homme est un centre de mouvement, un transformateur puissant d’énergie. Aucune