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MOR
1688

ses. Mais le principe d’autorité a relevé la tête depuis ; glorifié comme une action méritoire pendant les années de guerre, l’homicide légal ne choque plus l’opinion contemporaine. Un Gustave Le Bon, un Maxwel, etc., l’ont d’ailleurs légitimé au nom d’une pseudo-science, qui s’applique uniquement à justifier les vieux abus. Et naturellement, elle obtient la sympathie de tous les partisans d’un pouvoir fort, de tous ceux qui sacrifient par principe l’individu à l’État. Pourtant, du point de vue philosophique, nul penseur n’est jamais parvenu à établir le bien-fondé de la peine de mort. Ce problème se rattache à un autre plus vaste, celui du droit de punir (voir ce mot). Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre a résumé la doctrine et les arguments de Tertullien, de Saint-Augustin et de l’ensemble des théologiens catholiques. Afin d’étayer le pouvoir absolu des rois et les privilèges de la noblesse, il invoque la Providence divine. Toute faute appelle une expiation même en ce monde ; et Dieu, pour satisfaire son implacable vengeance, exige que princes et juges répandent le sang à profusion. Échafauds, instruments de torture, fureurs de la guerre, bûchers de l’Inquisition sont particulièrement chers au tout-puissant, car ils couvrent la terre d’hécatombes humaines et s’avèrent les meilleurs auxiliaires de la mort. Une telle doctrine ne peut supporter un instant la critique ; elle apparaît comme une dangereuse extravagance à tout esprit sensé. Ses bases métaphysiques et religieuses sont réduites en poussière, depuis longtemps ; ses monstrueuses conclusions ne charment, aujourd’hui, que des patriotes professionnels ou d’ignares militaires.

Non moins fragile s’avère la thèse de Cousin qui ramène le droit de punir à la rétribution du mal par le mal. « C’est un fait incontestable, écrit-il, qu’à la suite de tout acte injuste l’homme pense et ne peut pas ne pas penser qu’il a démérité, c’est-à-dire mérité une punition. Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de peine, et quand l’injustice a lieu dans la sphère sociale, la punition méritée doit être infligée par la société. La société ne le peut que parce qu’elle le doit. Le droit ici n’a d’autre source que le devoir, le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sacré, sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui de la force, c’est-à-dire une atroce injustice quand même elle tournerait au profit moral de qui la subit, et en un spectacle salutaire pour le peuple. » Cousin agite de vieux pantins qu’il croit sacrés : la conscience morale, le droit, le devoir. Ils sont actuellement descendus de leur piédestal : la conscience morale n’est qu’un reflet du milieu social ; le droit n’a pas besoin de sanction légale ; le devoir n’est qu’une forme sécularisée de l’antique volonté divine. Seuls les naïfs ou les amateurs de pathos métaphysique sont encore séduits par ce verbalisme sonore. Pas besoin, d’ailleurs, de réfuter une telle doctrine, car elle s’appuie uniquement sur des phrases éloquentes et n’invoque aucun argument sérieux.

C’est sur l’intérêt social que l’on fonde de préférence le droit de punir, à notre époque. Avec des variantes, Hobbes, Machiavel, Bentham et bien d’autres ont défendu cette conception. Dès lors nul besoin de faire intervenir la responsabilité individuelle. « Sous peine de périr, écrit Gustave Le Bon, une société doit se défendre et n’a pas à se préoccuper de subtilités métaphysiques. Très certainement, ce n’est pas la faute de l’apache assassin s’il possède une mentalité d’apache au lieu de celle de Pasteur. Cependant l’apache et Pasteur jouissent d’une considération fort différente. Le mouton, lui non plus, n’est pas responsable de sa qualité de mouton et cependant elle le condamne fatalement à se voir dépouiller de ses côtelettes par le boucher. » Bien des médecins aliénistes professent des idées semblables. « Peu importe, déclarent-ils, que le

criminel ait agi avec conscience ou avec inconscience : il est également dangereux dans un cas comme dans l’autre et il doit être chassé de la société pour laquelle il est un danger. Nul ne doit échapper à la responsabilité sociale (voir ce mot). Elle est et doit rester un fait inattaquable, un fait sacré. Sans la responsabilité sociale, aucune civilisation n’est possible. » À propos de Soleilland, Faguet écrivait aussi : « Soleilland est-il coupable moralement ? Pas du tout, pas plus qu’un chien, tant il est évident qu’il est une brute… Il n’est pas coupable, seulement il est furieusement dangereux. Pour faire ce qu’a fait Soleilland, il faut une moelle épinière tout à fait particulière. Mais c’est justement parce qu’il a une moelle épinière tout il fait particulière qu’il convient de la lui couper… Pour moi, la peine de mort est une question d’opportunité. Elle sert : 1° à supprimer la bête féroce qui est un danger permanent ; 2° à terroriser les autres bêtes féroces. Je suis pour la répression très sévère des criminels et tout particulièrement des criminels malades parce que ce sont les plus dangereux. » Ces déclarations brutales ont le mérite de la franchise ; avec elles disparaissent les appels à la justice, au bien, à la vertu (voir ces mots) dont les juristes chrétiens ont si longtemps abusé. Mais le droit de punir n’est alors qu’une question de force ; les prétentions de la morale traditionnelle croulent lamentablement. Se laisser prendre par manque d’adresse ou d’énergie, voilà l’unique reproche qu’un criminel puisse encourir. Sacrifier un innocent devient légitime si sa mort peut-être utile à la collectivité. On doit admettre la formule que l’Évangile reproche aux prêtres juifs : « Il vaut mieux qu’un seul homme périsse que tout un peuple. » En réalité, il n’existe plus ni coupable, ni innocent ; le condamné que la société livre au bourreau est sacrifié à l’intérêt public au même titre que le soldat qui meurt sur le champ de bataille. C’est vrai pour d’autres motifs que nous ne développerons pas ici ; mais quel sursaut d’indignation, chez les partisans de la peine de mort, lorsqu’on s’avise d’opérer cette assimilation. Quant à l’effet salutaire obtenu par les exécutions capitales, à la crainte qu’elles inspirent aux criminels endurcis, les penseurs impartiaux n’y peuvent croire présentement. Histoire et statistique démontrent le contraire. « C’est un mauvais quart d’heure à passer », disait sans s’émouvoir le fameux Cartouche, parlant de son prochain supplice ; d’ordinaire les assassins se recrutent parmi ceux qui affectionnent les spectacles sanglants donnés par la guillotine ; et si l’on a supprimé la publicité des exécutions, c’est qu’elles surexcitaient les pires instincts des spectateurs. Tous les sophismes d’un Le Bon se brisent contre ce faits indéniables.

Aussi ceux que n’aveuglent pas les passions politiques fondent-ils volontiers le droit de punir sur le droit de légitime défense. « La nature, dit Locke, a mis chacun en droit de punir les violations de ses droits. Ceux qui les violent doivent pourtant être punis seulement dans une mesure qui puisse empêcher qu’on ne les viole de nouveau. Les lois de la nature, ainsi que toutes les autres lois qui regardent les hommes en ce monde, seraient entièrement inutiles si personne, dans l’état de nature, n’avait le pouvoir de les faire exécuter, de protéger et de conserver l’innocent et de réprimer ceux qui lui font tort. » Ce droit de légitime défense, les individus l’auraient dit-on, cédé à la collectivité, pour être exercé par les pouvoirs qui la représentent. Mais remarquons d’abord que le droit de légitime défense est épuisé lorsqu’on a mis son ennemi hors d’état de nuire ; dès que l’attaque cesse, il disparaît. Loin d’être justifiée, la peine de mort se trouve condamnée puisque d’autres moyens existent d’empêcher l’assassin de nuire. En effet, la société ne commence son œuvre de prétendue justice que lorsqu’un coupable est