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MUF
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tous les chalands qui peuvent se payer le luxe d’être des mufles, aux « drôles venus de la plus sordide populace, du maquerellage et du stellionat à la richesse en même temps qu’aux « bons principes », aux « mignons opulents, retraités et pieux », aux « prêteurs à la petite semaine tombés dans la dévotion et le patriotisme » à toutes ces « charognes », comme les a appelées Laurent Tailhade dans son Pays du Mufle, pour lesquelles il ne voulait pas écrire mais dont il a fait si crûment la peinture d’après le Satiricon de Pétrone. Zeller, dans ses Entretiens sur l’Histoire, a tracé le tableau suivant de leurs mœurs au temps de Rome : « Enflés des noms redondants de Raburrus, Pagunius ou Tarrasiusus, dans leurs robes de soie et d’or, ils ne savent qu’énumérer leurs biens, villas, fermes, etc. Ils n’ont d’amis, de clients, que parmi le personnel des cirques et des théâtres ; de bibliothèques que pour les tenir closes comme des tombeaux ; de voitures que pour ébranler le pavé des rues, de valets que pour en faire montre au milieu de Rome. S’ils donnent des repas, c’est pour faire peser dans des balances les poissons de leur table et pour faire noter et publier par leurs secrétaires la composition des repas, le nombre des mets et la splendeur du service. Pour délasser leur esprit, au lieu d’attirer la société des gens de lettres ou des philosophes, ils font venir des joueurs de flûte, de lyres colossales et d’orgues hydrauliques. Une mouche qui se place sur la frange de l’éventail de ces voluptueux leur est une fatigue, et ils se vantent d’avoir visité leur campagne de Gaëte, comme César le ferait d’avoir conquis le monde. » On voit que M. Lechat, qui partage la publicité mondaine du Figaro avec le marquis de Porcellet, a des ancêtres aussi lointains et non moins fameux que ce gentilhomme. Mais il y a mieux depuis la guerre de 1914, ainsi que nous le verrons. Ibsen a écrit dans Un Ennemi du Peuple : « La populace ne se trouve pas seulement tout à fait au fond ; elle vit et grouille autour de nous, on en trouve même des échantillons au sommet de la société. » La populace parvenue s’est singulièrement multipliée au sommet de la société.

Athènes fut le premier champ historique du muflisme démocratique. Il y a été un essai assez timide, comparé à ses développements postérieurs mais la ville de Périclès en a gardé une trace ineffaçable : la mort de Socrate. La tyrannie aristocratique avait épargné le philosophe, malgré les railleries dont il l’avait accablée et ses sarcasmes contre les dieux. Il fallut un homme riche, parvenu à un rang « d’ami du peuple » — un Coty de ce temps-là — pour que Socrate fût condamné. Athènes paya cruellement les défaillances de sa véritable élite devant le muflisme de ceux qui disaient : « C’est l’argent qui fait l’homme !… »

Avec beaucoup plus d’envergure, le muflisme se manifesta dans les formes dites « démocratiques » de la dictature impériale romaine. On vit alors, non sans phrases, car le muflisme démocratique est particulièrement salivaire, le triomphe de la plus basse populace faisant escorte à Néron et autres « grands artistes » qui incendiaient Rome pour leur plaisir en attendant de la livrer aux Barbares dont ils recevraient leur couronne. Pendant que le muflisme des parvenus s’étalait avec l’affectation grotesque que Zeller a décrite, le peuple n’était plus « qu’un amas cosmopolite de fainéants, de va-nu-pieds, croupissant dans une paresse incurable, abrutis par l’ivrognerie et la débauche, n’ayant qu’une passion qui leur fasse oublier le jeu et le cabaret, la passion du cirque, et essayant de temps en temps de petites émeutes, non plus pour avoir du pain, mais du vin » (Zeller). De leur côté, les esclaves, successeurs dégénérés des compagnons de Spartacus, étaient réduits à des déchéances de plus en plus fangeuses. Mais Auguste et ses successeurs étaient des « démocrates », ce que n’a pas cessé d’affirmer le plu-

tarquisme mis au service du muflisme. Si l’élite d’aujourd’hui en est à l’état où était celle du bas-empire romain, et même la dépasse dans le muflisme, le peuple « démocratisé » n’est pas encore arrivé à celui de la populace de Rome, mais on ne peut savoir jusqu’où le muflisme le conduira. Il ne fait, lui aussi, plus guerre d’émeutes pour le pain et la liberté ; il en fait de plus en plus sur les champs de courses et aux spectacles du stade et du cirque.

Mirabeau avait entrepris ; dans son Erotika Biblion, de démontrer que les mœurs antiques furent plus dépravées que les mœurs modernes. C’est possible. Mais les anciens ne se posaient pas en pratiquants d’une religion qui avait « apporté la morale dans le monde ». Les mœurs antiques pouvaient être plus dépravées au sens que la morale chrétienne donne à la dépravation ; elles possédaient sur les mœurs modernes une incontestable supériorité : elles n’avaient pas inventé la tartuferie des flamidiens catholiques et des momiers protestants. Le muflisme n’a pris toute son ampleur que de la conjugaison des deux époques : paganisme et christianisme. Il est le produit d’une copulation immonde de Messaline et de Tartufe. Son temps est celui de tous les dieux et de tous les cultes, de Mercure et du Sacré-Cœur, de Vénus, de Notre-Dame de Thermidor et de l’Immaculée Conception, de sainte Jeanne d’Arc, de sainte Thérèse de Lisieux et de Mme Joséphine Baker, qui ont les dévots à la Bourse, dans les lupanars et dans les églises.

C’est par la combinaison de la barbarie païenne et de l’hypocrisie chrétienne que le muflisme démocratique exerce sa pire honte, dans l’exploitation de ce qu’il appelle son « empire colonial », comme on disait déjà aux temps païens d’Annibal et aux temps catholiques de Philippe II. Ce muflisme se vante de ne pas imiter Carthage ; il fait pire, car lorsque Carthage recrutait parmi les indigènes coloniaux des mercenaires et des esclaves, quand elle les spoliait et les proscrivait, elle n’ajoutait pas à tous ces maux l’abrutissement par le catéchisme et l’alcool, elle ne prétendait pas leur apporter la morale et la liberté. Carthage n’avait pas appris du christianisme à être barbare par charité, à pratiquer l’esclavagisme « pour le bonheur des esclaves », à les tuer « pour sauver leurs âmes ! » Enfin, Carthage ne faisait pas écrire par des rhéteurs des choses comme ceci : « Nous avons traité avec assez de libéralisme et de fraternité bienveillante nos populations indigènes africaines et asiatiques pour pouvoir légitimement prétendre à leur reconnaissance. » (Le Temps, 28 mai 1920). Renchérissant sur le muflisme aristocratique, le muflisme démocratique veut que sa main soit bénie par celui qu’elle frappe. Il a appris cela dans la Bible d’un Dieu qui ne se punit pas lui-même d’avoir fait le monde mauvais, mais qui punit tout le monde. Et il veut être aimé pour lui-même !… C’est le comble de l’outrecuidance.

De la même conception de la justice et de la charité, le muflisme a composé toute la gamme de sa clémence, de sa magnanimité, de sa bienveillance de sa bienfaisance, de sa philanthropie, par lesquelles il veut bien condescendre à pardonner aux autres ses propres crimes ou à leur faire largesse d’une partie de ce qu’il leur a volé. A cette hauteur, le muflisme atteint sa quintessence, et on comprend que son sens échappe aux êtres grossiers, primitifs, barbares, aux pourceaux auxquels « il ne veut pas jeter ses perles », et qui dise avec A. Karr : « Que MM. les assassins commencent ! » Il oublie qu’il devrait commencer le premier. Mais s’il fait assez volontiers « grâce » pour paraître magnanime, il refuse énergiquement de faire « justice » en reconnaissant et en réparant ses erreurs et ses fautes. Nous avons vu déjà à l’article liberté individuelle, comment il entend la justice. Les dossiers de la Ligue des Droits de l’Homme sont bourrés d’histoires de gens innocents, condamnés dans des condi-