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MUF
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moi-humain. C’est la multiplication de cet individualisme qui dit : « Moi d’abord !… les autres s’il en reste. » C’est le puffisme appuyé sur l’argent et l’absence de scrupules. C’est la suppression de toute aménité dans les rapports sociaux. C’est la muflerie élevée à la hauteur d’un principe et d’une institution, par la loi de la majorité. C’est la muflerie, bien ou mal habillée, instruite ou ignorante, de race et de nation, de caste et de classe. Certes il y eut des mufles dans tous les temps, et aussi dans tous les pays, quoique prétendent leurs « professeurs d’énergie », les Barrès pour qui « gentillesse » n’est que chez eux, « barbarie » que chez les autres ; mais il appartenait à notre temps de réaliser dans sa plénitude, on peut dire spécifique et constitutionnelle, la muflerie qui est le muflisme et nous fait assister à cette troisième évolution de l’humanité dont Flaubert, et Renan avec lui, ont été les clairvoyants prophètes. Des gens se préoccupent de donner un nom à l’époque actuelle, ils font des enquêtes à ce sujet. Ce nom, Flaubert l’a trouvé il y a soixante ans ; c’est le muflisme. L’époque en a commencé il y a un siècle, elle est aujourd’hui dans son plein épanouissement.

Le muflisme est la marque, le vice rédhibitoire peut-on dire, de la fausse élite dirigeante qui s’est éduquée à rebours, hors des voies de l’intelligence et de la conscience de la véritable élite. Il a toujours été la tare des « parvenus » ne sachant pas se montrer dignes de leur fortune en s’élevant intellectuellement et moralement en même temps que socialement. Ses oscillations ont suivi celles des formes sociales suivant qu’elles étaient plus ou moins soumises à la fausse élite. Mais c’est dans les formes dites « démocratiques » que sa courbe a toujours été la plus élevée. Ceci parait paradoxal en raison de la supériorité de principe de la démocratie sur l’aristocratie. Les faits sont là, indiscutables. La fausse aristocratie n’a que les tares de l’aristocratie ; la fausse démocratie ajoute aux tares de l’aristocratie celles de l’ochlocratie. Si toutes les formes dirigeantes de la fausse élite ont à leur base la ruse, la violence et l’arbitraire, du moins les théocraties et les autocraties ne reposent-elles par leur pouvoir sur un fallacieux respect des droits de l’homme ! Le muflisme aristocratique a son explication, sinon son excuse, dans la prétendue supériorité qu’il tient de Dieu, de la puissance ou de la fortune. Il ne prétend pas faire le bonheur de tous les hommes ; l’assentiment du « suffrage universel » lui est tout à fait indifférent et il a au moins cette franchise de ne pas le solliciter tout en le méprisant. Le droit du plus fort qu’il applique est la conséquence de ses principes ; il n’a pas l’hypocrisie de dire que ce droit lui vient de ses victimes qui le lui ont conféré. « Avoir des esclaves n’est rien ; mais ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant citoyens », a écrit Diderot.

Quelles que soient les prétentions à une supériorité de sang, de caste ou d’élection dont l’humanité a toujours subi la tutelle artificieuse, aucun homme n’est jamais sorti des cuisses d’un Jupiter. Tous sont passés par le même moule et sont venus au monde aussi nus. Il n’en fut jamais dont l’origine eût été différente de celle de ce vilain dont on disait avec dégoût au moyen âge qu’il était « un être puant sorti du pet d’un âne ». Mais il y a eu de tout temps ceux dont les qualités d’esprit et surtout de cœur, dont la générosité de sentiment et la droiture de conscience, ont fait une élite réelle, une véritable aristocratie qui s’est rencontrée dans toutes les conditions sociales. Il n’y a pas de noblesse de sang, de race et de caste, mais il y a une noblesse de l’âme que peut posséder, ou se former, le plus pauvre, le plus socialement déchu. Les parvenus qui ne savent pas acquérir la noblesse de l’âme restent des « êtres puants », c’est à dire des mufles, quelles que

soient les hauteurs qu’ils atteignent. Le vilain — et tous furent des vilains à l’origine – pouvait acheter « blason, lambel, bastogne », se changer en grand bourgeois, en patricien, en magistrat, être dans ses maisons somptueuses le commensal des rois, couvrir ses femmes et ses filles de vêtements si riches que des reines en pâliraient de jalousie, devenir lui-même évêque, prince, pape, empereur : il demeurait « un être puant sorti du pet d’un âne » s’il conservait l’âme d’un mufle. Et il peut aujourd’hui, par la faveur démocratique, étaler la bedaine précieuse d’un roi du dollar, du cochon ou du pétrole, montrer l’insolence d’un « capitaine d’industrie » ou d’un « fermier général de l’estomac national », il peut-être président de République, ministre, député, sénateur, ambassadeur, maréchal, académicien : il reste toujours le même « être puant » s’il ne sait exercer sa puissance et son intelligence que dans les voies du muflisme. C’est moins que jamais en la circonstance, l’habit qui fait le moine.

Le muflisme de la théocratie et de l’autocratie est particulier à certaines classes privilégiées. Celui de la démocratie s’étend à toutes les classes, lorsqu’elle en laisse subsister. La muflerie des parvenus y est renforcée de la muflerie de tous ceux qui cherchent à parvenir à leur tour par les mêmes moyens, l’éducation faussement démocratique n’ayant, le plus souvent, remplacé dans leur cervelle les mensonges anciens que par des mensonges nouveaux, au lieu de leur apprendre l’usage de la raison et la pratique de la liberté. Comment expliquer sans cela le spectacle actuel, que donne surtout la jeunesse, de la divinisation de la richesse par laquelle « on obtient tout », même des diplômes d’intelligence alors qu’on n’est qu’un crétin, de la soif de « réussir » sans contrôle des moyens, de l’exaltation de la force par les sports et par la guerre, du mépris de toute pensée qui n’aboutit pas à des succès d’argent. Comment comprendre ce vertige qui entraîne les hommes vers toujours plus de vitesse, de bruit, d’éclairage violent, d’agitation trépidante et hurlante ; ce besoin de jouir abondamment, intensément, sans discernement, à la façon d’un ivrogne que la crainte de ne pas assez boire ferait se noyer dans une cuve de vin ? Des gens qui ont fait le tour du monde en avion, parcouru des milliers de kilomètres en automobile, ne savent que répondre si on leur demande de dire leurs impressions. Ils sont allés si vite !… au risque d’écraser des gens, de se tuer eux-mêmes, de causer des catastrophes ; mais ils ne cherchaient pas et ils n’ont pas vu autre chose. Certes, la succession rapide des découvertes scientifiques les plus étonnantes a été pour beaucoup dans la formation de ce nouvel « état d’âme » ; mais s’il n’y avait pas eu déjà dans les cerveaux un détraquement latent que ces découvertes précipiteraient, on n’assisterait pas aujourd’hui à ce spectacle effarant qui multiplie le champ de la pathologie. De même que l’immense développement du machinisme industriel a aggravé l’esclavage ouvrier au lieu de le soulager, les inventions modernes : télégraphie, téléphonie, télévision, phonographie, cinématographie, automobilisme, aviation, navigation sous-marine et cent autres, ont développé à l’infini des activités inutiles, le surmenage, l’abrutissement, et n’ont apporté à l’homme qu’un illusoire bien-être. C’est à une véritable faillite qu’ont abouti ces inventions au point de vue humain ; mais ce n’est pas à cette faillite de la science que Mr  Brunetière prétendait constater, c’est à celle de la conscience humaine. Elle est l’œuvre du muflisme et elle est d’autant plus lamentable que jamais l’homme n’eut tant de possibilités de réalisation de ses plus beaux rêves. Le muflisme a fait une turpitude de la rayonnante utopie.

L’aristocratie cantonne son muflisme dans les manifestations d’un nombre limité de mufles venus d’une lointaine révélation divine ou des croisades. Celui de la démocratie est ouvert comme une halle, un marché, à